Barque et pêcheur à Tahiti

Barque et pêcheur à Tahiti fait partie de la dizaine d'études exécutées par Matisse lors de son séjour dans l'Océan Pacifique en 1930. Réduit à la contemplation d'une « beauté terrible », il dit avoir pris « quelques mauvaises photos », peint « une pochade et dessiné quelques vues de l'île »1. Il est généralement admis que l'assimilation plastique de l'expérience tahitienne dura près de vingt années, pour ne ressurgir qu'avec les papiers découpés. Néanmoins, il semble que Matisse ait mené à Tahiti une recherche concernant plus les rapports entre les objets que la révélation de nouveaux objets : « Je rêvais toujours à d'autres proportions qui pouvaient se trouver peut-être dans l'autre hémisphère. J'ai eu toujours conscience d'un autre espace dans lequel évoluaient les objets de ma rêverie. Je cherchais autre chose que l'espace réel. »2 Ainsi Barque et pêcheur et le dessin Vue de Tahiti duquel on peut le rapprocher présentent le même lieu : rivage, pirogue, promontoire, racines et palmiers. Mais le premier dessin se situe dans le motif tandis que le second par un mouvement de recul, englobe ce motif comme un plan du paysage et modifie la perception de l'espace : l'éloignement précise le dessin, localise, qualifie ce que la proximité « tactile » du regard avait rendu en quelque sorte informe. Dans leur langage spécifique, les photographies prises alors par Matisse s'attachent à cette même question des « proportions ». Deux clichés intitulés La Terrasse de l'hôtel Stuart, dont l'angle de vue ne change que de quelques degrés, montrent la transformation à la fois légère et déterminante qu'opère ce désaxement. Les deux dessins Vue sur la mer, faits depuis le balcon à balustres de son hôtel, déplacent pour leur part le point de vue de bas en haut3. Tandis que les versions du Paysage à Tahiti, qui décrivent les quais plantés d'arbres et amarrés de bateaux, scandent de droite à gauche la promenade qui les longe4.

Une telle recherche, discrète dans ses effets, presque invisible dans sa méthode, doit-elle être mise en rapport avec l'achat par Matisse, pour son voyage à Tahiti, « d'un appareil photographique très perfectionné » qui l'aurait conduit à se poser explicitement les problèmes de la détermination du point de vue et de la variation focale ? 5 Est-elle à la source de ce qu'il nommait une « cinématographie des sentiments de l'artiste ? »6 Est-ce la même volonté que celle exprimée par Cézanne : « Ici au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d'étude du plus puissant intérêt et si varié que je crois que je pourrais m'occuper pendant des mois, sans changer de place, en m'inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. »7 Absorbé par l'observation de ces « proportions » — espaces, écarts, intervalles — qui règlent la perception, Matisse ne cherche-t-il pas à réduire l'énergie détournée par la recherche pittoresque du motif au profit du projet central : faire et faire voir ? Ainsi pourrait se comprendre la tentation de décliner indéfiniment le même sujet au sein de séries ou de séquences comme il le développera dès les années trente-cinq et les systématisera avec le principe des Thèmes et variations. Ces œuvres trouveraient leur origine à Tahiti, dans la pratique d'une immobilité productive dont l'économie serait essentiellement spéculaire.

Anne Baldessari

Notes :

1. Jean Clair « Correspondance Matisse-Bonnard », La Nouvelle Revue Française, n° 211, juillet 1970, p. 87.

2. « Entretien avec Tériade », in Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, pp. 102-103.

3. Cf. Les deux versions de Vue sur la mer à Tahiti, 1930 (encre de Chine, Galerie Artis, Monte- Carlo; repr. in « Cahiers Henri Matisse », n° 1 [« Matisse et Tahiti »], p. 70).

4. Cf. Paysage de Tahiti, 1930 (encre de Chine, Musée Matisse, Nice, repr. in « Matisse et Tahiti », ibid., p. 72); cf. aussi Barques au port, 1930 (encre de Chine, localisation inconnue, repr. in Gaston Diehl, Peintres d'aujourd'hui, témoignages recueillis par Gaston Diehl, Paris, Les Publications techniques, 1943, p. 36).

5. Cf. Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art, édition établie par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, p. 126, note 88 (Couturier, 1962).

6. Ibid., p. 165 (« Notes de Matisse sur la série Thèmes et variations », 1942).

7. Lettre à son fils Paul Cézanne, datée du 8 septembre 1906 in Cézanne, Correspondance, Paris, Grasset, 1978, p. 324.

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989