A midi, l'été

Le dessin méditerranéen de Chagall ou l’explosion lyrique : comme à son habitude, c’est d’abord à l’encre, en seuls termes de noir et de blanc, que Chagall, installé à Vence au printemps 1950, après un court séjour au Cap-Ferrat, et désormais voisin de Matisse et de Picasso, exprime les premiers chocs reçus. Natures mortes aux paniers de fruits et Bouquets à la fenêtre prennent des accents matissiens, sous l’impact rapide du pinceau ; de même, ses dessins au crayon, comme ceux exécutés à partir de 1952 dans le jardin de Tériade, sont saturés d’arabesques voluptueuses. L’éditeur – notamment celui de Matisse – joue auprès de Chagall, depuis la fin de la guerre, un rôle décisif : il lui commande nombre de travaux pour la revue Verve, et fera paraître tous les ensembles gravés initiés par Vollard puis abandonnés.

Vient ensuite la couleur, et une couleur inédite : c’est encore Tériade qui en fournit l’occasion à Chagall, en lui proposant d’illustrer l’histoire de Daphnis et Chloé contée par Longus. Sous le signe d’Éros et de Pan, cette pastorale grecque fait le récit de l’initiation à l’amour de deux enfants abandonnés, recueillis par des bergers et qui grandissent ensemble sur les collines de l’île de Lesbos. De même qu’il était allé en Palestine en 1931 avant d’entreprendre les illustrations de la Bible, Chagall décide de se rendre en Grèce ; en 1952, lors d’un voyage à Athènes, Delphes et Poros, il réalise les premières esquisses ; en 1954, il est de nouveau à Poros et à Nauplie, et y achève presque toutes les gouaches. Ces feuilles sont les plus éclatants témoignages du bouleversement ressenti par Chagall face aux paysages de Grèce : la lumière frémissante, la puissance sauvage de la végétation et la transparence de la mer. La densité des couleurs dans les scènes diurnes, ou la douceur des atmosphères nocturnes, tout concourt à créer une poésie, une harmonie qui marqueront durablement le peintre. Certaines de ces gouaches rejoignent la profondeur du mythe grec : À midi, l’été, planche irradiée de soleil, semble rendre hommage à l’antique Daphnis, berger musicien amoureux d’une nymphe et qui, par ses tristes chants d’amour, inventa la poésie bucolique. Les sonorités subtiles sont celles d’une Arcadie retrouvée : l’incandescence de la gouache, rendue quasiment monochrome par l’éblouissement de la lumière, pulvérise les formes en éclats qui constellent l’espace. L’ultime œuvre de Chagall est ici amorcée.

Anne Lemonnier

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008