Petit bois noir

Petit bois noir et Petit bois clair appartiennent à une série de trois gravures comprenant également Le Grand bois1. Cette série fut réalisée durant l'hiver 1905-1906 pour être présentée lors de l'exposition Matisse à la galerie Druet en mars suivant2. Selon Jack Flam, cette expérience d'un multiple — le tirage fut effectué à cinquante exemplaires — répondait aux besoins du marché se développant depuis le succès controversé des fauves au Salon d'Automne3. Néanmoins, l'intérêt de Matisse pour la gravure remonte au début du siècle, à ses recherches d'après Rembrandt4 ou Van Gogh dont il acquit, en 1899, le Portrait de Patience Escalier. Ce dessin pourrait précisément constituer la clef stylistique des gravures du MNAM. Le rôle qu'y joue l'épais cerne noir divisant l'espace-fond — strié de lignes discontinues — de l'espace-forme — laissé en blanc — est similaire à la technique utilisée par Matisse. On peut aussi la rapprocher des travaux de Félix Vallotton5, proche du groupe Nabis, qui participe du regain d'intérêt pour la gravure sur bois en Europe. C'est notamment sous son influence que Ernst Ludwig Kirchner s'y adonna vers 1904. Malgré l'identité de leur thème, un nu sur fond décoratif, les œuvres de Vallotton et Kirchner soulignent la nouveauté du vocabulaire plastique introduit par Matisse à partir des contraintes du bois gravé.

Les gravures de Matisse figurent le sujet du Nu assis sous trois angles différents (trois quarts, face, profil) déployant une stratégie de déplacement tout autour du modèle. Quelques dessins préparatoires exécutés à l'encre et au pinceau nous sont connus. Le Nu dans une chaise pliante se présente comme une étude dont la facture, malgré le rabattement perspectif et la stylisation de certains détails, reste réaliste. Dans Femme assise et Nu assis, le dessin est comme échafaudé sur une armature abstraite au crayon. Lors du passage à la gravure, la technique de la gouge conduit à une simplification anguleuse du trait, des aplats, des réserves. L'effet d'émergence brutale du sujet est encore renforcé par des raccourcis ou déformations très appuyés.

Dans le Petit bois noir, le motif de la tapisserie, le montant de la chaise, les hachures des ombres dialoguent graphiquement sans pour autant se confondre. Sur cette intrication de lignes, s'impose la présence du corps nu, éclatant, ramassé, énigmatique; les deux mains formant une croix qui lie le noir au blanc.

Dans le Petit bois clair, modèle et fond sont soumis à un même effet de « pattern ». Ici, la mise en page oblique inscrit le corps dans un triangle. Transposée dans les chevrons du fond et les zigzags de la chaise, cette même structure établit un principe décoratif par analogie. De même, la sinusoïde de l'accoudoir répond à l'arabesque épaisse de l'épaule et du buste, les deux courbes se joignant pour former la jambe. La violente plongée de celle-ci au premier plan réintroduit la perspective dans la géométrie plane des motifs et fait basculer le corps vers l'arrière, la tête au point le plus éloigné. La signature, simple monogramme dans le Petit bois noir, est intégrée ici à la construction par accents et chevrons, les majuscules H et M devenant élément plastique du « cpatternc ». Effet rare chez Matisse qui, s'il considère la signature comme un graphisme spécifique — une écriture dans l'écriture du dessin —, la reporte le plus souvent à la marge.

Anne Baldessari

Notes :

1. Se reporter au Catalogue raisonné de l'œuvre graphique, Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse-catalogue raisonné de l'œuvre gravé, Paris, 1983, édité par les auteurs (avec la collaboration de Françoise Garnaud; préface de Jean Guichard-Meili). t.1 : eaux-fortes et pointes sèches, bois gravés, monotypes; t.2 : lithographies, linogravures, aquatintes, estampes de reproductions des œuvres non titrés, bibliographie, expositions.

2. John Elderfield, The Drawings of Henri Matisse, Londres, Thames and Hudson, Ltd (introduction de John Golding). Ouvrage publié à l'occasion de l'exposition des dessins, Londres, Hayward Gallery, 4 octobre 1984-6 janvier 1985 // New York, The Museum of Modern Art, 27 février-14 mai, p. 255 (notices 15, 16 et 17).

3. Jack Flam, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, p. 151.

4. Cf. les quatre états de la gravure Autoportrait en graveur (1900-1903), in Marguerite Duthuit-Matisse, Claude Duthuit, Henri Matisse-catalogue raisonné de l'œuvre gravé, Paris, 1983, édité par les auteurs (avec la collaboration de Françoise Garnaud; préface de Jean Guichard-Meili). t.1 : eaux-fortes et pointes sèches, bois gravés, monotypes; t.2 : lithographies, linogravures, aquatintes, estampes de reproductions des œuvres non titrés, bibliographie, expositions (pointe-sèche n° 1, pl. 52 ABCD).

5. Ashley St James, Vallotton graveur, Paris, Éd. du Chêne, 1978 (introduction).

Source :
Extrait du catalogue Œuvres de Matisse, catalogue établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989