Cinema
Manoel de Oliveira : rétrospective intégrale

The event is over
Manuel De Oliveira
Depuis des années déjà, l'habitude a été prise de parler du vétéran des réalisateurs comme d'un jeune homme et de s'extasier sur sa vitalité. Mais ce n'est là que le moindre de ses nombreux paradoxes.
Manoel de Oliveira n'est guère connu du grand public et il l'est à peine un peu plus du spectateur dit cinéphile. Sa personne, comme sa carrière sont très discrètes. Pourtant, c'est par un beau coup d'éclat qu'il a fait son entrée dans le cinéma portugais en 1931 lorsque, tout jeune homme (il avait un peu plus de vingt ans à l'époque), il a présenté à l'occasion du V° Congrès de la Critique Internationale à Lisbonne Douro, Faina Fluvial. Ce court-métrage d'avant-garde, qui n'a rien perdu, soixante-dix ans après sa réalisation, de son énergie et de son lyrisme, exaltait les gens pauvres de Porto au travers de leurs souffrances dans un travail pénible et obscur. Le film était l'envers de ce que le tout nouveau régime du dictateur Salazar souhaitait imposer comme image du pays et il fut copieusement sifflé pendant la projection. Il était d'autant plus déroutant qu'il était l'œuvre d'un jeune homme de bonne famille dont on aurait attendu tout autre chose. Fleuron de la jeunesse dorée, il s'illustrait alors dans les compétitions athlétiques, avait mis au point avec son frère Casimiro un numéro de haute voltige, enfin se passionnait pour les femmes et les voitures de course.
Troisième fils d'un industriel débordant d'initiatives, Manoel Cândido Pinto de Oliveira était né le 11 décembre 1908 (mais sa naissance n'a été déclarée que le lendemain), juste en face de l'usine de passementerie qu'avait montée son père, à Porto, ville qui avait vu naître le cinéma au Portugal dès 1896. Comme sans doute de nombreux adolescents de l'époque, il allait beaucoup au cinéma, adorait Charlie Chaplin et Max Linder, était tombé amoureux de la légendaire Mary Pickford, ambitionnait de devenir acteur comique et s'était choisi le pseudonyme de Rudy Oliver ! La réalisation pourtant était sa vraie vocation : à son professeur d'art dramatique, le réalisateur italien Rino Lupo, il se permettait de donner des conseils sur la façon de placer la caméra ! La Kinamo que lui offre son père et avec laquelle le jeune homme se lance, à peine âgé de vingt ans, dans le tournage de Douro, Faina Fluvial, son premier film, décide de sa vie.
Le régime salazariste n'aime pas les cavaliers solitaires. Le jeune cinéaste, pourtant salué par Luigi Pirandello et par le critique parisien du
Temps, Émile Wuillermoz, voit les portes se fermer devant lui et il entreprend, sans le savoir, une longue traversée du désert qui durera quarante ans. Il y aura bien sûr quelques fulgurants espoirs. Au début des années quarante, Oliveira a la possibilité de tourner son premier long-métrage Aniki-bóbó. Mais, si le film est devenu un classique souvent repris à la télévision portugaise, il ne recueille à sa sortie qu'indifférence et même franche hostilité. Le long-métrage suivant ne sera possible que vingt ans plus tard, en 1963, L'Acte du printemps.
Pendant ces trop longues années de silence, Oliveira s'occupe, avec ses frères, de la bonne marche de l'usine familiale, se mue à l'occasion en gentleman farmer pour exploiter des vignobles de vin de Porto et n'abandonne jamais l'idée de faire un jour du cinéma. Il élabore des projets, écrit des découpages. Tout cela en pure perte : le Secrétariat National à l'Information, par quoi il doit passer, ne prend même pas la peine le plus souvent de lui répondre. Et, parce que le désir de cinéma est le plus fort, en 1955, il part à ses frais en Allemagne chez Agfa, pour apprendre l'utilisation de la couleur. Avec le matériel acheté à l'issue de son stage, il réalise tout seul dans les rues de Porto Le Peintre et la ville, un film d'une demi-heure, essentiel pour saisir l'évolution de son style.
Au cours des années soixante-dix seulement, à l'âge où d'autres prennent leur retraite ou bien voient leurs facultés créatrices diminuer, grâce
à une certaine ouverture du régime fasciste puis à la révolution du 25 avril 1974, la Révolution des Œillets, Manoel de Oliveira peut mener à bien sa
Tétralogie des Amours Frustrées, ensemble imposant d'une comédie Le Passé et le présent (1972) suivie de trois drames, Benilde ou la vierge mère (1975), Amour de perdition (1978), film fleuve de quatre heures et demie, adaptant le classique le plus populaire de la littérature portugaise, et Francisca (1981).
En 1985 enfin, après un extravagant défi lancé au cinéma, lorsqu'il porte à l'écran Le Soulier de Satin de Paul Claudel, un film de près de sept heures, qui souligne à l'approche des quatre-vingts ans sa force et son inventivité, Oliveira s'engage dans une série impressionnante d'œuvres de première importance, au rythme d'un film par an, parmi lesquelles Les Cannibales (1988), NON ou la vaine gloire de commander (1990), Val Abraham (1993), Parole et Utopie (2000). Dans tous ces films, Oliveira aime à faire appel aux mêmes acteurs. Il a ainsi créé autour de lui comme une " troupe " familière et complice, avec notamment Luis Miguel Cintra, Diogo Dória et Leonor Silveira à la beauté inépuisable. Quand est venue la reconnaissance internationale, sont arrivés Bulle Ogier, en qui il a deviné pour Mon Cas (1986) un génie burlesque bien rarement exploité, Catherine Deneuve qui comme Vénus semble naître de la vague dans Le Couvent (1995), Irène Papas que nous retrouvons dans Inquiétude après l'avoir déjà vu dans Party (1996), Chiara Mastroianni qu'il révèle avec La Lettre d'une beauté irradiante, sans oublier Michel Piccoli qui, après Party, trouve un de ses plus grands rôles dans Je rentre à la maison, John Malkovich et Marcello Mastroianni, dont ç'a été la dernière apparition à l'écran.
Peut-être un peu surpris lui-même de la profusion de cette carrière tardive, Oliveira parle modestement de ces arbres fruitiers qui, à l'approche de leur fin, donnent des fruits à foison. Et c'est en tournant Le Principe de l'incertitude, adaptation d'un roman d'Agustina Bessa-Luis qu'il fête, en décembre 2001, ses quatre-vingt-treize ans.
Oliveira est un homme réservé. Il répugne à parler de lui, il répugne tout autant à s'expliquer sur ses intentions. Ses films, dit-il, doivent parler pour lui. Il a même réalisé, en 1981, à une période difficile de sa vie, La Visite ou Mémoires et Confessions, film autobiographique qui, placé sous scellé, ne sera visible, selon sa volonté expresse, qu'après sa disparition. Et s'il arrive qu'on l'aperçoive dans ses films, c'est comme simple figurant, à une place souvent aussi stratégique et révélatrice que discrète.
L'œuvre de Manoel de Oliveira est très diverse car elle s'étend sur soixante-dix ans et débute au temps du muet, traversant des périodes politiques et des conditions de production radicalement différentes. Qu'y a-t-il de commun, par exemple, entre un film comme Aniki-Bóbó, en 1942, où certains ont cru voir la première manifestation du néoréalisme et d'autres comme Le Soulier de satin (1985) qui, exaltant la splendeur de textes éminemment poétiques et littéraires, se cloîtrent dans un cinéma de studio ? Les sujets sont parfois très divers mais on découvre aisément d'une œuvre à l'autre au cœur du cinéma d'Oliveira le même thème, celui du mystère.
Tous ses films tournent autour d'une inconnue, d'un grand point d'interrogation, d'un mystère qui ramène le spectateur au mystère de la création, mystère de la vie tout simplement. Mystère de l'homme et de son passage sur terre, de l'homme aux prises avec ses passions et ses folies, son
égoïsme et sa vanité. Inlassablement, Oliveira revient sur la lutte sans fin que se livrent les sexes, sur l'angoisse de la vie à laquelle seule la résurrection saurait donner un sens. Mystère enfin de Dieu.
Un des aspects les plus frappants de ce cinéma est sans aucun doute la fascination exercée par la littérature. L'enfant et l'adolescent Oliveira était trop rêveur pour se concentrer sur un page écrite et il aimait surtout qu'on lui raconte les histoires contenues dans les livres. Après vingt ans, il découvrira la littérature et, comme il le confie à plusieurs reprises, avec l'éblouissement de quelqu'un qui pénétrerait dans une cathédrale. Tous ses films de fiction (à l'exception de Voyage au début du monde - 1997) ont à leur source une œuvre écrite ou font une place importante à la référence littéraire.
C'est que le verbe est, plus que tout autre, le véhicule de la pensée. Adapter l'œuvre d'un auteur est, pour Oliveira, exprimer bien sûr le trouble qu'elle a exercé sur lui mais aussi creuser la vérité qu'elle contient et rendre sensible la richesse qui lui est inhérente. Ce n'est pas raconter une histoire qui intéresse le cinéaste mais la comprendre et en atteindre l'essence. L'exemple le plus frappant en est l'adaptation qu'il a faite de Crime et châtiment en 1991, dans La Divine comédie, où il ne garde que deux dialogues du roman, les mettant en miroir avec un extrait des Frères Karamazov et des personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, sans rien garder ou presque de l'intrigue imaginée par Dostoïevski. Les auteurs qui ont nourri le cinéma d'Oliveira sont trop nombreux pour être cités tous ici, il faut cependant souligner la complicité qui l'unit à Agustina Bessa-Luís, romancière portugaise contemporaine dont le nom est lié à sept de ses films et rappeler l'influence qu'a exercée un autre écrivain aujourd'hui disparu, José Régio, l'auteur de Benilde et de Mon Cas.
Au tournant des années quatre-vingts, Oliveira s'est plu, sans trop se soucier de voir comment seraient reçus ses propos à répéter que le cinéma n'était pas un art, mais seulement " un procédé audiovisuel de fixation ". Le théâtre, disait-il, est un art mais le cinéma n'est qu'un moyen de fixer ce qui se joue devant la caméra. Il avait même ajouté cette phrase au texte de Claudel dans Le Soulier de satin : " Théâtre, cinéma, cinéma, théâtre, tout ça, c'est la même chose ! " Ses détracteurs ont trouvé là beaucoup d'eau pour leurs moulins. Le cinéaste entend par " théâtre " toute représentation ou simulation de la réalité, peu importe que cela se déroule devant un public ou devant l'objectif d'une caméra. Avec cette déclaration en forme de paradoxe, Oliveira voulait rappeler que, contrairement à une idée reçue, le cinéma n'est pas la réalité mais seulement une représentation de celle-ci, autrement dit du " théâtre ". Le cinéma, par les possibilités de représentation qu'il offre, donne certes une plus grande illusion de la réalité mais ce n'est jamais qu'une illusion. Refusant d'abuser le spectateur, Oliveira a tenu alors à souligner que les films aussi sont faits d'artifices. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingts, il s'est enfermé dans un studio et son esthétique s'est employée à raviver et magnifier les trucages, souvent modestes au regard des possibilités offertes aujourd'hui, du cinéma des origines.
Observant que la technique était l'élément le plus largement mis à contribution afin de " faire marcher " le public en lui procurant l'illusion quasi parfaite que ce qu'il voit est la réalité, Oliveira a manifesté de plus en plus de défiance envers ce qui pour beaucoup incarne le cinéma : les mouvements de caméra pour le mouvement, les effets spéciaux, les jeux de plans, les manipulations sur l'image, etc. À partir de Benilde, quand les films ont commencé à s'enchaîner régulièrement dans sa carrière, le cinéaste s'est mis à la recherche d'une plus grande pureté dans le style. Cette épure progressive l'a conduit quelque dix ans plus tard aux longs plans quasi fixes du Soulier de satin, dont le but était de dégager le film à la fois de la subjectivité du réalisateur mais aussi de l'idée très répandue que le cinéma réside dans le mouvement, ce qui pour le réalisateur n'est qu'un brillant de surface. Et c'est dans un retour-hommage à Méliès, au cinéma primitif, que le cinéaste est parti chercher l'essence du cinéma.
Par cette démarche rigoureuse, Manoel de Oliveira, bien évidemment, courait le risque de ne pas aller au devant du grand public... Car ses films, il est vrai, ne sont pas d'un abord toujours facile. Mais les œuvres d'art sont-elles d'un accès toujours bien facile ? Oliveira n'aime justement ni le mot, ni l'idée de " public ", qui représente la part du cinéma la plus commerçante, celle qui soumet toute création au souci de la rentabilité. Est-ce à dire qu'Oliveira ne fait de films que pour lui-même ? Bien au contraire. Il affirme que le film ne trouve son achèvement que dans le regard du spectateur. C'est pour le spectateur, pris dans son humanité, son individualité, dans sa dignité, qu'il crée, et non pas pour le monstre dont parle Chaplin dans Limelight et qu'Oliveira aime à citer.
Car c'est l'homme qui est au cœur de son cinéma.
Jacques Parsi, Directeur de l'ouvrage Manoel de Oliveira (Editions du Centre Pompidou/Mazzotta)
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