Brancusi et la photographie
Constantin Brancusi
« Pourquoi écrire sur mes sculptures ? Pourquoi ne pas tout simplement montrer leurs photos ? »
Brancusi
L’arrivée à Paris et les premières expériences de photographie
Peu après son arrivée à Paris en 1904, Constantin Brancusi réalise ses premiers essais photographiques et s’intéresse aux avant-gardes cinématographiques et photographiques de son époque. Il devient l’ami de nombreux photographes comme Alfred Stieglitz, le peintre et photographe Edward Steichen, Man Ray, ou encore le sculpteur, photographe et cinéaste Laszlo Moholy-Nagy.
En 1907, Brancusi accompagne Edward Steichen dans la réalisation de prises de vues nocturnes du Balzac de Rodin dans les jardins du sculpteur à Meudon. Cette expérience l’initie à une approche expérimentale de la photographie.
L’atelier et la photographie, une convergence de pensées
Brancusi accorde une importance capitale à la manière dont ses sculptures occupent l’espace de l’atelier, leur rapport à sa lumière, ses dimensions, ses proportions.
Pour comprendre la relation de Brancusi à la photographie il faut penser son travail dans cette totalité presque organique où les sculptures, dans le temps de leur élaboration, apparaissent comme des cellules à l’intérieur d’un corps. La photographie n’est pas pensée comme un arrêt sur image mais comme un mouvement qui, par la succession des images, peut rendre sensible des métamorphoses lumineuses et des déplacements. Les sculptures apparaissent alors fragiles et mouvantes dans l'espace singulier de leur environnement.
La photographie comme mise en scène
Pour Brancusi, la photographie est une mise en scène.
Les grands ensembles thématiques de La Colonne sans fin, de la série des Coqs ou de L’Oiseau dans l’espace en bronze poli sont disposés face à l’entrée de l’atelier devant un tissu rouge qui intensifie la réflexion de la lumière à la surface de la matière. Au contact d’un rayon lumineux, la surface réfléchissante dématérialise la forme de l’oiseau.
La sculpture n’est pas seulement éclairée, elle devient un être lumineux qui rayonne dans la totalité de l'espace. L’oiseau apparaît ainsi comme porté par l’énergie de la matière dans un élan ascensionnel dégagé de la pesanteur.
La photographie pour sculpter la lumière
Les photographies de Brancusi ne sont jamais des objets photographiques purement documentaires. Elles peuvent être floues, sur ou sous-exposées. L’artiste peut passer des heures à chercher l’angle qui permettra de rendre sensible la présence des sculptures dans leur rapport à la lumière et à l’environnement qui les contient. À ce moment précis, la forme, la matière, les surfaces et la lumière deviennent un seul et même évènement, comme un suspend de la sculpture dans le temps de son inachèvement.
La pensée de Brancusi sur sa sculpture importe plus que la sculpture achevée. La photographie tente de traduire un certain état d’incertitude face aux sculptures dans l’espace de l’atelier. La prise de vue perturbe l’identité des formes. Les réfractions de la lumière, les ombres portées, deviennent des parties intégrantes des sculptures.
« (…) Chaque matière à sa langue propre que mon but n’est pas de supprimer pour la remplacer par la mienne, mais simplement de lui faire dire ce que je pense, ce que je vois, dans sa langue à elle. »
La photographie entre accompagnement et révélation
Pour Brancusi, la photographie est à la fois un accompagnement et une révélation. Elle accompagne l’élaboration des sculptures et révèle la dimension alchimique du travail de l’artiste sur la matière, ce moment particulier où le geste qui a sculpté la forme rencontre la capacité du matériau à absorber cette forme.
Dans les mouvements de la lumière à la surface du marbre ou du bronze, Brancusi peut surprendre l’impact violent de l’intensité lumineuse et rendre visible un effet de dématérialisation, qui renvoie la matière à sa dimension cosmique. Il ne cherche pas à reproduire une forme parfaite, mais la vie de cette forme au sein de la matière qui l’a vue naitre.
Pour Brancusi, la matière ne doit pas être retenue dans les gestes du sculpteur, elle doit suggérer en elle-même « le sujet et la forme ». La photographie est ce moment de révélation qui défait la sculpture de l’apparence de ses contours, pour révéler la présence vibrante de la matière dans un mouvement continu avec l’espace qui la contient.
« Les surfaces doivent avoir l’air d’exister pour toujours comme si sortie de la lumière, elles poursuivaient une sorte d’existence complète et parfaite. »
La photographie dans le flux des images cinématographiques
Dès le début du siècle, Brancusi s’intéresse aux images cinématographiques. Il réalise des films de certaines sculptures comme celle de Léda en bronze poli. En la faisant tourner sur un socle circulaire, l’artiste tente de saisir le rayonnement du bronze dans l’espace, et imposer à notre perception les multiples métamorphoses de la forme.
Pour retenir les instants les plus intenses de ces multiples apparitions, Brancusi utilise la pellicule cinématographique comme un sculpteur. Comme il le fait dans la matière du marbre ou du bois, il vient extraire un élan vital et saisir dans l’instant l’événement d’une apparition.
« J’ai fait dire à la matière l’inexprimable. »
La photographie et l’intégrité des sculptures
« Je vous envoie quelques épreuves. J’aurais voulu vous en envoyer d’autres, mais mon photographe me les a mal faites (…) Maintenant, je m’en occuperai personnellement. »
Brancusi, lettre à Alfred Stieglietz du 24 avril 1914
En 1914, Brancusi expose ses sculptures à New York. Il ne peut se rendre sur place et des photos de l’installation de ses œuvres lui sont envoyées. Il ne reconnait pas ses sculptures, séparées les unes des autres ; elles se présentent comme des objets autonomes figés dans leur forme.
Cette expérience déçue de la photographie révèle à Brancusi l’importance de la relation entre les sculptures au sein même de l'atelier, dans l’espace de leur élaboration. Dès les années 1910, Brancusi rend visible cette proximité en créant ce qu’il appelle des « groupes mobiles », des ensembles de sculptures réunies dans une intimité de forme et de matière.
Si ces ensembles n’existent plus aujourd’hui, la photographie a permis d’en garder les traces et d’affirmer la perception de l'artiste sur son travail.
La photographie dans sa dimension expérimentale
À partir de 1914, suite à l’exposition de New York, Brancusi réalise lui-même les photographies de son œuvre.
Dans les années 1920, avec l’aide de Man Ray, il achète du matériel professionnel et construit un laboratoire photo au sein de l’atelier.
Si Brancusi devient entièrement responsable de ses images depuis la prise de vue jusqu’au développement, il ne s’attache pas à la maitrise technique mais à la dimension expérimentale. Il considère la photographie comme une matière sculpturale capable de rendre sensibles les relations d’énergie entre les sculptures. La photographie ne les reproduit pas ; elle permet de déployer la pensée que l’artiste développe sur celles-ci. Elle oriente notre regard vers le mouvement de la matière en train de se constituer, à l’endroit où la forme et la lumière se rencontrent dans la vibration de la matière.
Souvent Brancusi ne termine pas une sculpture ni ne lui attribue une place dans l’atelier sans avoir regardé longuement ses photographies.
Les photographies comme testament spirituel
La plus grande partie des photographies de Brancusi ont été réalisées entre 1920 et 1940. À partir de 1940, il ne produit plus de nouvelles sculptures pour se consacrer uniquement à leurs relations au sein de l’atelier, pensé comme une œuvre d’art totale.
À la mort de Brancusi, le fonds photographique est constitué de plus de 700 négatifs et 1 600 tirages. Il révèle un monde sans identité, en perpétuelle métamorphose où la photographie dans sa dimension alchimique ne documente pas le travail mais révèle la pensée en mouvement de l’artiste sur la sculpture et son rapport à la matière. Il met en exergue la variation des réflexions lumineuses sur un bronze poli, au fil de la journée, ou cherche à rendre sensibles l'énergie et le déploiement d’une forme en relation avec les autres sculptures au sein de l’atelier. Ces agencements fragiles s’élaborent tout au long de la vie de l’artiste, quelque part dans l’inachevé.
Brancusi n’a pas commenté son travail et les photographies sont la seule matière de la pensée qu'il a construite sur son œuvre. En fixant les relations des sculptures entre elles au sein de l’atelier, elles sont devenues un véritable testament spirituel garant de l’intégrité de son œuvre et de sa pensée sur le monde.
« Le plus grand bonheur est le contact entre notre essence et l’essence éternelle. »