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Charlotte Perriand et la photographie

Charlotte Perriand

Entretien avec Damarice Amao, attachée de conservation au Cabinet de la photographie du Musée national d'art moderne

 

Dans quel contexte Charlotte Perriand a-t-elle réalisé ses photos, et à quel endroit ? 

Damarice Amao : Charlotte Perriand est surtout connue aujourd'hui comme architecte et designer, mais c'est vrai qu'elle a été aussi photographe. Dès la fin de ses études, vers la fin des années 1920, elle a commencé à utiliser la photographie au même titre que la prise de notes ou la réalisation d’esquisses dans ses carnets de travail. C’était un outil pour mieux observer le monde qui l'entoure et étudier la manière dont les individus habitent en ville et à la campagne.

Charlotte Perriand a grandi à la campagne, en Bourgogne, puis à Paris où elle s'est formée à l’Union centrale des Arts décoratifs. C’est donc dans un environnement urbain qu'elle commence à photographier. Elle s'intéresse notamment à la situation des taudis encore très présents dans la capitale. Mais assez vite, elle fait partie de cette génération de jeunes gens qui cherchent à se ressourcer à la montagne ou à la mer. C'était la grande passion de Charlotte Perriand. Très vite, on découvre dans ses archives des photographies prises à l'occasion de ses excursions, au bord de la mer ou ailleurs, qui témoignent de sa fascination pour la beauté de ces lieux. Dans son autobiographie, elle revient assez précisément sur les endroits où elle allait, notamment en Savoie d’où la famille de son père était originaire. Charlotte aimait la montagne, nous savons également qu’elle séjournait dans les Alpes suisses. Il y a aussi des clichés pris en Normandie, sur les plages et à la campagne, où elle se rendait régulièrement avec Pierre Jeanneret. 

Y a-t-il des sujets récurrents dans ses photographies ?

D. A. : Charlotte Perriand photographie régulièrement son entourage, les amis du quotidien et les collaborateurs de travail. On ne peut pas dire qu'elle fait une œuvre photographique en tant que telle, mais peut-être qu'elle a une démarche qui lui est propre. Ce qui l'intéresse, ce sont les objets trouvés : les cailloux, les morceaux de bois, les os, les plantes, qui l’attirent pour leurs motifs mais aussi par leur matérialité. Charlotte Perriand prend ses photographies sur place et parfois rapporte ces trouvailles chez elle ou en studio pour réaliser ses prises de vues. Lorsqu’on regarde ces images, il y a vraiment cette idée que la photographie peut faire ressortir encore plus la beauté de ces objets bruts, notamment par la lumière utilisée ou le choix du cadrage en gros plan. Cette approche est à associer au contexte de l’entre-deux-guerres : à l’intérêt des surréalistes pour l'art brut, les objets trouvés ou pour les arts non européens. 

 

À votre avis, quel rapport à la nature Charlotte Perriand entretient-elle à travers ses travaux photographiques ?

D. A. : Dans ses mémoires, Charlotte Perriand revient assez souvent sur son enfance qu'elle a passée à la campagne. Fascinée aussi par la sagesse et l'humilité du monde paysan, qui était très en lien avec la nature, elle l’intègre dans l’ensemble de son travail, notamment dans la confection de ses meubles. C'est une manière de lui rendre hommage. L'habitat est un lieu dans lequel Charlotte Perriand essaie de transposer cet idéal de vie harmonieuse. Ces photographies transfigurent cette beauté inconsciente des objets issus de l’environnement naturel, et en même temps, elles donnent une traduction esthétique et plastique. Pour elle, c’est un moyen de se saisir des motifs qu'elle va transposer dans ses recherches pour les meubles et les habitats qu’elle va créer

Pensez-vous qu'il y ait une incidence entre son travail photographique et sa profession d'architecte et de créatrice d’intérieur ?

D. A. : C'est un peu typique de toute cette génération d'artistes et de créateurs qui s’adonnent à cette idée moderniste que l'art et la vie doivent se rejoindre dans leurs productions. Charlotte Perriand photographie aussi, pour le plaisir, des lieux qui l'intéressent, mais finalement, c'est toujours pour alimenter sa manière de voir et de créer. On ne peut pas séparer ses recherches expérimentales de son travail d'architecte et de designer. Tout est lié, et c'est pour ça que ses photomontages politiques sont aussi une manière d'exprimer sa vision, son idéal de vie. Ses recherches sur l'architecture ou le mobilier sont intimement liées à ses convictions en faveur d’un monde juste, en harmonie avec la nature

 

Auriez-vous des exemples précis de photographies d’objets trouvés qui auraient directement influencé la création d'une pièce de mobilier ?

D. A. : Il n'y a pas forcément d’influences immédiatement directes. Mais, quand on regarde les photographies, on voit exactement que ce qu'a retenu Charlotte Perriand, c’est avant tout l’usage de matériaux organiques, à une époque où le métal, les nouveaux matériaux issus de la chimie sont privilégiés dans l’architecture moderne. Par exemple, nous pouvons constater que le bureau Boomerang conçu en 1938, suit une coupe qui met en valeur la matérialité du bois et révèle la finesse de ses motifs naturels. Nombre des tables basses qu’elle réalise un peu plus tard reprennent ce même principe, en mettant en avant le caractère brut de la matière. Elle puise dans la nature afin de définir les voies d’une modernité plus organique, plus libre. En s'inspirant du mobilier vernaculaire et paysan, elle ne prend pas directement les formes, mais elle les repense en s’interrogeant sur la manière de les améliorer et de les diffuser à un plus grand nombre.

Comment ce travail photographique se situe-t-il dans sa carrière ?

D. A. : Charlotte Perriand photographie de manière continue dans les années 1930, et plus tard dans les années 1940 lorsqu’elle voyage au Japon. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle ne pratique plus à proprement parler. Mais elle continue à s’y intéresser. Elle poursuit sa collecte d’images et son travail d’archive. La photographie reste toujours présente dans ses projets, notamment dans les aménagements intérieurs des agences Air France (Londres, 1957). Pour la Cité Universitaire Internationale de Paris, elle propose d’intégrer des photographies au décor des chambres. La photographie est pour elle un art simple et démocratique qui peut aisément remplacer la peinture dans les intérieurs. 

 

Ses photographies sont-elles à considérer comme des œuvres autonomes ou un travail de recherche ?

D. A. : C’est d’abord un travail documentaire et de recherche qui vient alimenter sa réflexion sur l'urbanisation, l’architecture et le design. On a trouvé la trace d’une exposition collective à laquelle Charlotte Perriand a participé avec ses photographies de montagne en 1932. Elle publie un peu plus tard en 1936, dans un hors-série de la revue VU dédié aux loisirs, quelques images réalisées lors d’un voyage sur le pourtour de la Méditerranée, en particulier en Yougoslavie,. Elle n’a jamais fait de la photographie une pratique artistique à part entière même si le médium est crucial pour comprendre sa démarche. Charlotte Perriand réalise vers la fin de sa vie une autobiographie illustrée de ses photographies personnelles. C’est un ouvrage important qui nous permet de traverser sa carrière. Elle revient surtout sur ses voyages, en Russie et au Japon, qui ont vraiment été formateurs dans la construction de son esprit et dans sa création à proprement parler.

Comment, selon vous, Charlotte Perriand a-t-elle mis en avant la question de l'environnement à son époque ?

D. A. : Ce qui importe pour elle dans les années 1930, c’est de proposer un idéal de vie meilleure pour tous les individus. On le voit par exemple dans un de ses premiers photomontages politiques intitulé La Grande misère de Paris, où elle se pose la question : comment peut-on vivre dans cette urbanisation frénétique, qui ne laisse pas la place aux individus. Cette fresque se constitue d’images critiques d’une vie plus harmonieuse, sportive, artistique en lien avec la nature. La Grande misère de Paris est finalement un réquisitoire encore très actuel contre l’urbanisation non planifiée et l’absence d’engagement des pouvoirs publics en faveur du bien-être des individus. Dès 1936, le travail de Charlotte Perriand véhicule ses positions concernant l'environnement, la qualité de vie dans les villes modernes à l’ère industrielle, sans oublier la condition des femmes.

Pour elle, les architectes, les designers et les artistes doivent prendre leur part de responsabilité dans la société en l’étudiant de manière attentive pour proposer de nouveaux cadres de vie en harmonie avec la nature


Pour aller plus loin

Charlotte Perriand, l'œil en éventail au Petit Palais

Vidéo réalisée dans le cadre de l'exposition « Charlotte Perriand, de la photographie au design »

Petit-Palais, Paris, 7 avril–18 septembre 2011
sur la chaine Dailymotion de Paris.fr
Durée : 4 min