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« Un musée, des museaux », retour critique sur les vingt ans du musée précaire Albinet

Il y a vingt ans, en 2004, le musée précaire Albinet prenait place au cœur du quartier du Landy, à Aubervilliers. Huit semaines d'exposition, de rencontres, d'animation… orchestrées par l'artiste d'origine suisse Thomas Hirschhorn. En guise de célébration, ce samedi 21 septembre, l'homme a invité tous les acteurs et les actrices d'alors à raconter leur musée précaire Albinet au sein d'une œuvre éphémère, généreuse et festive conçue pour l'occasion.

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Aubervilliers, entre canal de l’Ourcq et Stade de France. Le City stade, à l’angle des rues Albinet et Gaëtan Lamy, ceint d’un filet pare-ballon vert synthétique, fait face à la médiathèque Paul Éluard – sa façade colorée tranche avec les nuances de gris et d’ocre des bâtiments alentour accusant le poids des ans. L’équipement sportif a remplacé, en 2007, le vaste terrain vague qui se trouvait encore au pied de la monotone barre HLM, lui-même succédant à l’un des plus importants squats de la banlieue parisienne.

 

 

C’est là, en plein quartier populaire du Landy, à Aubervilliers, qu’avait lieu en 2004 une expérience inédite : le musée précaire Albinet voulu et orchestré par l’artiste contemporain d’origine suisse Thomas Hirschhorn, dont l’atelier n’est qu’à quelques pas. Huit semaines dédiées à l’art moderne et contemporain pour et surtout par les habitant·es, en partenariat avec les Laboratoires d’Aubervilliers, co-dirigés par Yvane Chapuis, le tissu associatif municipal, la Biennale de Lyon et le Centre Pompidou qui prêta les œuvres. Audace artistique, utopie politique pour les uns, paternalisme culturel pour d’autres.

Ce samedi 21 septembre 2024, c’est à une célébration critique des vingt ans du musée précaire Albinet qu’invite Thomas Hirschhorn. L’espace œuvre, que délimitent les côtés de 19 et 35 mètres du terrain de sport, est entièrement aménagé par ses soins, selon l’économie radicale de la précarité chère à ses yeux. Au centre, la maquette du musée précaire d’il y a deux décennies (entrée récemment dans la collection du Centre Pompidou). Dans le coin sud-ouest, se niche un espace de projection et de diffusion de films d’archive fait de cartons, de sacs poubelles noirs, de divers écrans. Sur le côté nord, de grandes tables sont recouvertes de plats généreux, abondants et renouvelés au fil de la journée, concoctés et servis par des habitant·es ; merguez, brochettes, couscous, boissons chaudes et fraîches… à volonté.

 

Angela Lampe, conservatrice, rappelle à l’unisson avec l’endroit que « ce sont bien les artistes qui portent la société nouvelle ».

 

La longueur du côté ouest est occupée par une scène ouverte cristallisant toute l'attention de 10 heures à 22 heures. S'y succèdent acteurs et actrices d'alors, témoins de tous les horizons, afin qu’ils racontent ce qu’était leur musée précaire Albinet, quelles traces il a laissées dans leur vie et dans le quartier. Enfin, dans le coin nord-ouest, trône, en hauteur, le Carré noir de Kasimir Malevitch, iconique et puissamment radical, absent autrefois de la fête car trop fragile, mais prêté pour la journée par le Centre Pompidou qu’il a rejoint en 1978 pour l’exposition devenue culte « Paris-Moscou ». Angela Lampe, conservatrice au sein de l’institution parisienne, rappelle à l’unisson avec l’endroit que « ce sont bien les artistes qui portent la société nouvelle » et que l’œuvre suprématiste ne peut trouver meilleure place qu’ici. « On devrait même s’inspirer de cette scénographie à l’avenir », dit-elle, opinant du chef.

On est à la fête populaire, à la kermesse ; partout, sur des plaques protégeant le gazon synthétique, des tables et des chaises, puis des ballons de toutes les couleurs, en grand nombre. Tout le quartier semble s’être retrouvé pour cette journée de célébration critique au milieu de cette œuvre généreuse, ouverte, inclusive et empruntant aux arts forains. Ceux qui ne s’étaient pas (ou rarement) revus depuis le musée précaire Albinet se tombent dans les bras, ou se checkent sobrement, non sans une pointe d’émotion. Toutes et tous s’arrêtent autour de la maquette, à la recherche de leurs photos d’alors, regrettant parfois la fraîcheur du jeune âge et se charriant vertement, en vieilles connaissances, sur les marques laissées par les ans.

 

Tout le quartier semble s’être retrouvé pour la journée au milieu de cette œuvre généreuse, ouverte, inclusive et empruntant aux arts forains.

 

Florence Morat, à l’époque en charge de la formation des jeunes aux métiers du musée pour le Centre Pompidou, est émue de retrouver ses ouailles : « Ca s’est super bien passé, commente-t-elle en montrant quelques clichés d’époque. Pour que ça prenne, j’ai ramené la chronologie de l’histoire de l’art à leur propre histoire familiale. Pour moi, ce qui fait œuvre, c’est toute l’énergie de cette journée ! » Mathieu Guillet, originaire d’Aubervilliers, abonde en ce sens : « C’était un projet fou ! Vingt ans après, c’est un plaisir d’être là, de revoir toutes ces têtes. » Nana Haidara, une riveraine, en a gardé un goût pour les musées et la fierté d’avoir donné une image positive du quartier, Gwenael Florès, de l’organisation en mouvement des jeunes d’Aubervilliers (Omja), s’était improvisé responsable des sacs à mains ; lui parle de « l’un des projets les plus forts » qu’il ait vus, tout en regrettant que certaines personnes du centre de Paris « viennent au musée précaire comme on va au zoo ». Pour Sana Chehboun c’est un « pari réussi haut la main » alors qu’à ses yeux « Le Corbusier n’était rien d’autre qu’un lycée ». Même sentiment pour Xavier Isaïa, aujourd’hui régisseur principal au Centre Pompidou, pour Hatouma Keïta, Mourad Haddadi, Rabah Keloufi… et d’autres encore, chacun·e y allant de sa propre anecdote au micro de la scène ouverte, entre deux tubes passés par DJ Barracuda aux platines, repris en chœur par les plus jeunes – « Oh ! Djadja, Y a pas moyen Djadja ! »

Plus disert, Malik Khoidrat, travailleur social impliqué dès les tout débuts du projet dresse un constat tout en nuances. Si le musée précaire Albinet figure selon lui parmi les quelques dates incontournables du Landy avec la construction du stade de France (1995-1997) et les différentes étapes de réhabilitation du quartier, l’homme rappelle cependant qu’« il est important de distinguer le volet artistique, entre les mains de Thomas, et le volet social, éducatif, laissé aux éducateurs, qui ne peuvent coïncider ». Il évoque quelques difficultés concrètes liées aux plannings et aux payes notamment, ou encore aux absences, et va même jusqu’à prendre amicalement Thomas Hirschhorn à partie ; « Pour éviter que les jeunes squattent la bibliothèque du musée, on voulait mettre une table de ping-pong. Thomas n’en voulait pas, se souvient-il. On a dû insister, et ça a marché : les jeunes se la sont appropriée. » Vingt ans plus tard, si les versions diffèrent encore, c’est en vain qu’on chercherait cette table sur la maquette…

 

Il est important de distinguer le volet artistique, entre les mains de Thomas, et le volet social, éducatif, laissé aux éducateurs, qui ne peuvent coïncider.

Malik Khoidrat, éducateur

 

Ces tensions, Évangeline Masson-Diez, stagiaire en 2004, les a également ressenties ; elle dénonce une violence alors omniprésente, celle du quartier, et celle plus symbolique du monde de l’art. « A-t-on été au-delà du côtoiement ? » s’interroge-t-elle, en revenant sur le formidable laboratoire qu’a constitué le projet. Et Bernard Blistène, à l’époque conférencier sur Joseph Beuys, de botter en touche, citant Nietzche : « L'art nous est donné pour ne pas mourir de la vérité. »

Qui serait venu aujourd’hui entendre une vérité monolithique sur ce qu’a été l’extraordinaire aventure du musée précaire Albinet serait déçu. Au fil de la journée, deux réalités se sont peu à peu esquissées. D’abord, que le musée précaire Albinet est multiple, contrasté, bigarré, que chacun·e a pu se l’approprier, le temps d’un plat partagé, d’une conférence, ou d’une visite, à l’aune de ses envies et de ses besoins  ; « Un musée, des museaux », déclame d'ailleurs sur scène le poète Christophe Fiat. Ensuite que le musée précaire est permanent. Ici, au Landy, il est dans les mémoires de tout le monde et il a fait date pour les professionnel·les du champ de l’art et de l'éducation artistique ; c'est un modèle.

 

Aujourd’hui, on mesure toute l’énergie, toute la passion de Thomas Hirschhorn. À travers le rêve de cet artiste, c’est tout l’esprit du Centre qu’on retrouve.

Laurent Le Bon

 

Excédant à son tour les conditions de sa monstration, le musée-œuvre est devenu source d’inspiration. Pour Erik Farmer, grâce à qui l’expérience Albinet prend place au cœur du Southwest Bronx, à l’été 2013. Pour le conteur Dyron Togo, qui s’en est beaucoup inspiré lors de sa pratique au musée du quai Branly, pour Florence Morat, qui a mis en place de nouvelles méthodes pédagogiques, ou encore pour l'éducateur Nour-Eddine Skiker, qui a intégré le rapport à l'art à son travail… Enfin, Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou y voit un symbole, alors que l'emblématique bâtiment parisien s'apprête à fermer pour se métamorphoser, et qu'il devra donc se déployer partout en France : « Aujourd’hui, on mesure toute l’énergie, toute la passion de Thomas Hirschhorn, confie l'homme, venu en ami. À travers le rêve de cet artiste, c’est tout l’esprit du Centre qu’on retrouve, et c’est ce qui nous importe dans les années à venir parce que je crois que l’institution dépasse son architecture. Le musée précaire Albinet en est le symbole ; un lieu éphémère, une proposition artistique, de l'énergie et de la passion. » ◼