Terence Davies, autoportraits
Terence Davies ne se séparait jamais de son exemplaire des Quatre Quatuors de T.S. Eliot (1941), œuvre majeure du poète sur la relation de l’homme au temps, dont il citait volontiers des passages entiers par cœur – y compris lorsqu’il dirigeait ses actrices et acteurs – et qui ont laissé une forte empreinte sur sa conception de la vie, du souvenir et du récit. Dès Children (1976), le volet inaugural de son premier film, la Trilogie, qu’il écrit et réalise sans avoir aucune expérience de tournage, il emprunte les chemins sinueux de la mémoire pour guider sa narration. Celle-ci mélange allègrement les temporalités de la vie de Robert Tucker, son alter ego, de l’enfance jusqu’à la vieillesse dans les deux autres volets qui suivent, Madonna and Child (1980) et Death and Transfiguration (1983), réalisés à la National Film School. Tant et si bien qu’on ne discerne pas le souvenir du fantasme, la réalité de la projection au sein d’un récit qui évoque frontalement son homosexualité et la souffrance qui découle d’une vie hors normes, sous la coupe d’un père et d’un Dieu d’abord craints puis rejetés.
Le British Film Institute à Londres mise sur le jeune homme comme il l’a fait avec d’autres cinéastes de l’époque (Bill Douglas, Horace Ové, Derek Jarman) et soutient ses prochains projets qui puisent à nouveau dans la matière mémorielle de Davies et sa fratrie. Cela donne lieu à deux films majeurs qui fonctionnent comme un diptyque autobiographique : Distant Voices, Still Lives (1988) et Une longue journée qui s’achève (The Long Day Closes, 1992). Le premier entremêle réminiscences des violences infligées par le père, traumatisme et nostalgie, vie et mort, à travers des tableaux fixes ou au contraire de longs travellings latéraux envoûtants. Ceux-ci font voyager le spectateur dans la matière-temps qui constitue le tissu narratif du film de façon organique, modulé par une partition sonore emplie de chants et de sons, marqueurs temporels et émotionnels.
Le deuxième film revient sur la période qui suit la mort du père et précède l’entrée au collège de Bud, autre alter ego ; une parenthèse enchantée de quelques années que Davies reconstitue avec une immense tendresse et restitue à nouveau de façon cyclique, à la manière des rouages capricieux de la mémoire. Les deux films débutent par un long plan de la façade extérieure du foyer, noyée sous une pluie battante et par laquelle on entre, pour l’un, au son de la radio, pour l’autre au son de la voix suave de Nat King Cole. Nos pas se mêlent à ceux du cinéaste et on est immédiatement saisis par l’entrelacement subtil du montage image et son, tantôt en friction, tantôt en fusion, qui participe à la texture si particulière de ses films. Ces deux séquences d’ouverture contiennent une certaine essence du cinéma de Davies : ce mélange unique de joie et de mélancolie qui nous emplit d’une émotion cathartique portée par la musique, à la manière des comédies musicales qu’il découvre dans son enfance (Chantons sous la pluie, Pique-nique en pyjama de Stanley Donen et George Abbott). Les séquences de chant ne cessent de faire irruption et de faire récit, dévoilant de façon bouleversante ce que ressentent ces personnages issus de la classe ouvrière dans laquelle la parole a peu de place.
La musique peut aussi être le déclencheur du processus créatif comme pour son unique documentaire, Of Time and the City, à la fois portrait de sa ville natale, Liverpool, et autoportrait à nouveau. Lorsqu’il entend la chanteuse Peggy Lee chanter « The Folks Who Live on the Hill » alors qu’il traverse la ville en voiture, il a l’idée de l’apposer sur des images d’archives de quartiers pauvres et cette séquence donne le la de ce film patchwork, merveilleux et parfois cinglant collage de photos et d’images d’archives, de musiques, chansons et citations que Terence Davies déclame avec tout le talent et l’esprit qui étaient les siens.
Derrière le vernis de ces films d’époque, se cache une modernité féroce dans la destinée de personnages féminins à la fois forts et complexes incarnés par Gena Rowlands, Gillian Anderson, Rachel Weisz, Agyness Deyn, rejoignant la lignée d’alter ego marginaux à laquelle se sont ajoutés les poètes Emily Dickinson et Siegfried Sassoon dans ses deux derniers films.
Au moment où il réalise ce film en 2008, Terence Davies sort d’une longue traversée du désert de huit ans : il ne parvient à tourner aucun des projets qu’il a écrits entre 2000 et 2008. Son dernier film à l’époque, Chez les heureux du monde (The House of Mirth, 2000), adapté du roman d’Edith Wharton, rencontre pourtant un certain succès. Il est le deuxième d’une série d’adaptations de romans anglo-saxons (La Bible de néon de John Kennedy Toole, 1995, The Deep Blue Sea de Terence Rattigan, 2011, Sunset Song de Lewis Grassic Gibbon, 2015), à la fois son plus classique, et son plus enragé et sensuel. Derrière le vernis de ces films d’époque, se cache une modernité féroce dans la destinée de personnages féminins à la fois forts et complexes incarnés par Gena Rowlands, Gillian Anderson, Rachel Weisz, Agyness Deyn, rejoignant la lignée d’alter ego marginaux à laquelle se sont ajoutés les poètes Emily Dickinson et Siegfried Sassoon dans ses deux derniers films, A Quiet Passion et Les Carnets de Siegfried (présenté en avant-première à l’ouverture de la rétrospective et sortant en salle le 6 mars). Leur intégrité, et la non-reconnaissance à laquelle ils ont fait face de leur vivant font écho à la carrière (trop) discrète du cinéaste qui n’a souvent pas été reconnu à sa juste valeur, encore moins en France, comme beaucoup de cinéastes britanniques.
Terence Davies s’est éteint en octobre 2023 en pleine préparation de cette rétrospective. Poète lui-même tout au long de sa vie, il a partagé dans un court métrage posthume, intitulé Home! Home! – pour la série « Où en êtes-vous ? » initiée par le Centre Pompidou – réalisé par son collaborateur James Dowling, certains de ses poèmes lus par le comédien et proche collaborateur, Simon Russell Beale, sur la musique de Florencia di Concilio, un ultime autoportrait d’une beauté et d’une simplicité bouleversantes. ◼