Paul B. Preciado, un intellectuel en transition
L’intérêt accordé aujourd’hui aux questions de genre dans la société et la culture, et tout particulièrement dans l’art contemporain ou le spectacle vivant, justifierait à lui seul le choix de Paul B. Preciado comme invité intellectuel du Centre Pompidou en 2020. En effet, les réflexions qu’il livre lui valent une reconnaissance internationale notamment sur tout ce qui concerne la théorie queer — c’est-à-dire ce qui pense et vit hors de la norme. Le monde queer a été depuis dix ans un véritable laboratoire où il s’est agit de déconstruire les normes, les genres, les identités trop figées, les catégories établies, les binarités. Non pour le plaisir purement nihiliste de la déconstruction, mais pour s’ouvrir à d’autres identités, à d’autres possibles du corps et de la politique, comme le transgenre, le transféminisme ou l’intersexe. Ce n’est donc pas complètement un hasard si celui qui s’est d’abord appelé Beatriz Preciado a été, dans les années 1990, l’étudiant de la philosophe hongroise Ágnes Heller et du philosophe Jacques Derrida à la New School for Social Research de New York, pour laquelle il avait reçu l’éminente bourse d’études Fulbright : autant dire l’alliance de la science politique et de la déconstruction. Mais plutôt que de vouloir encore le cataloguer dans la catégorie queer, reconnaissons en Paul B. Preciado l’un des plus aventureux et des plus inventifs philosophes du monde contemporain. Héritier à la fois de Michel Foucault et de Monique Wittig, de Judith Butler et d’Angela Davis, Preciado publie en 2000 un Manifeste contra-sexuel qui préfigure les révolutions sexuelles et de genre à venir. Puis en 2008, Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique, essai-performance qui continue d’inspirer des auteurs bien au-delà des cercles queer : Preciado y raconte les prémisses de sa « transition » , faisant alterner des chapitres relatant sa prise de testostérone et ses effets progressifs de dé-féminisation du corps avec d’autres où il développe ses réflexions sur un nouvel ordre mondial « pharmacopornographique ». Il ne s’agissait pas alors pour lui de quitter la féminité pour rejoindre la masculinité dominante, mais de partir à l’aventure, de quitter une identité sociale et sexuelle assignée pour explorer d’autres états du corps et de la pensée, dans un texte qui fait tomber la distinction entre la théorie et la pratique, entre le chercheur et son objet d’études, entre philosophie et littérature… Traduit en plusieurs langues, Testo Junkie devient le nouveau L’Anti-OEdipe (essai de Félix Guattari et Gilles Deleuze, 1972) de la génération transféministe.
En 2011, Preciado prolonge sa recherche sur la mise en place d’un nouveau régime sexopolitique avec Pornotopie, un essai sur l’invention de la sexualité multimédia dans Playboy. Avec son dernier livre en date, Un appartement sur Uranus, recueil de ses chroniques parues dans Libération, Preciado s’affirme comme celui qui observe et pense le plus largement possible la grande transition sexuelle mais aussi écologique, décoloniale et technologique dans laquelle nous sommes versés. Et c’est dans cet élargissement qu’il transforme ici même son séminaire sur une nouvelle histoire de la sexualité en un « cluster révolutionnaire ».
Quarante ans après Michel Foucault, pourquoi écrire une nouvelle histoire de la sexualité ?
Paul B. Preciado — L'Histoire de la sexualité de Foucault a représenté un tournant conceptuel extraordinaire dans le dernier quart du 20e siècle. Après les années 1980, les études queer découlent en partie de ce choc. Toutefois, l'Histoire de Foucault présente d'importants problèmes critiques. En privilégiant l’histoire du 19e siècle ou les textes antiques sur le plaisir des corps masculins, Foucault ne travaille pas avec la notion de genre et délaisse les technologies du pouvoir qui opèrent sur le corps des femmes. Puis, il ne semble pas accorder suffisamment d'importance aux processus de colonisation dans l'invention du régime de la sexualité moderne. Comment penser le régime de la sexualité après l'invention de la pilule, après l'apparition du sida, après la relative normalisation du mariage pour tous, après l'invention des techniques de procréation assistée, ou après l'apparition des mouvements non-binaires de genre ? Foucault était parti chez les Grecs, je vais rester dans le présent et partir dans les étoiles, en commençant par la recherche d'une nouvelle histoire de la sexualité fondée sur l'analyse des projets de « colonisation » de l'espace extra-terrestre créé par la Nasa, le SpaceX.
Vous parlez du corps comme une « somathèque ». C’est-à-dire ?
PBP — La notion du corps est une des plus imprécises en philosophie. L’idée moderne de corps en tant qu’ensemble d’organes, le corps-objet biologique, n’est qu’une des fictions politiques du discours anatomique et médical. Il est aujourd'hui nécessaire de faire place à la notion de somathèque, un appareil somatique dense et stratifié, pour nommer et intervenir sur l'ensemble des pratiques de (re) production, de gestion et de destruction du corps, mais aussi de résistance et de contre-culture. La notion de somathèque surpasse et inclut le corps-anatomie pour penser une archive politique et culturelle vivante faite de représentations, de langages et de codes informatiques et traversée de flux organiques et inorganiques. C’est pourquoi il me semble essentiel de pouvoir mettre en scène une histoire de la sexualité au Centre Pompidou, car le musée fonctionne dans la modernité comme une énorme machine à produire des signes et des représentations du corps et de la sexualité. Le Centre Pompidou est un des lieux clefs de production de ce que j’appelle la « somathèque ».
Quelle forme prend votre intervention au Centre Pompidou ?
PBP — Face au confinement et à l’impossibilité de faire le séminaire, j’ai décidé de modifier le programme initial et de passer d’une nouvelle histoire de la sexualité, plus théorique, faite en solo, à une narration chorale de la transformation politique en cours. Il s’agit maintenant de faire appel à une multiplicité de voix et de corps politiquement actifs, dans l’écriture, la philosophie, en cinéma, en danse, en art contemporain, en théâtre, dans la musique... qui participent au démantèlement de l’infrastructure patriarcale et coloniale de la société, de former un « cluster révolutionnaire ». ◼
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Portrait de Paul B. Preciado
© photo : C. Opie