Pasolini : « Personne ne sait quelle âme légère et joyeuse ils ont, ces ragazzi di vita »
En 1958, Cecilia Mangini tourne son premier court métrage, Ignoti alla città (« Inconnus à la ville »), œuvre hybride à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Le film est une adaptation de Ragazzi di vita, de Pier Paolo Pasolini. Paru en 1955, ce roman avait suscité le scandale, pour avoir attiré l’attention sur le monde des borgate, ces zones de Rome, bidonvilles, faubourgs populaires ou encore quartiers HLM, où vivait tout un (sous-)prolétariat marginalisé. L’audace était notamment linguistique : Pasolini y faisait entendre la langue des jeunes de cette périphérie romaine, leur romanesco gouailleur, violent, dont l’expressivité paraissait « sale », pleine de gros mots. Trois ans plus tard, Cecilia Mangini filme ces « ragazzi di vita », expression à double sens qui connote pour le bourgeois la « mauvaise vie » de ces gamins, mais exprime en réalité pour Pasolini littéralement leur vitalité.
Le son synchrone n’est alors matériellement pas possible, et la tradition du documentaire italien est celle du commentaire en voix off, assertif, qui double les images d’une explication univoque à destination des spectateurs et des spectatrices. La réalisatrice subvertit cette habitude, en demandant à un écrivain, romancier et poète, de composer le commentaire de son film. Pasolini puise alors dans un recueil de poèmes auquel il est en train de travailler, et qui sera publié en 1961 sous le titre La Religion de mon temps, pour donner à Cecilia Mangini un texte poétique à même de traduire toute la « vitalité désespérée » des ragazzi di vita.
Pasolini puise alors dans un recueil de poèmes auquel il est en train de travailler, et qui sera publié en 1961 sous le titre La Religion de mon temps, pour donner à Cecilia Mangini un texte poétique à même de traduire toute la « vitalité désespérée » des ragazzi di vita.
Le texte italien dont voici la traduction est celui du commentaire prononcé dans le film Ignoti alla città. Il présente de rares variantes par rapport aux tapuscrits se trouvant dans les archives « Pier Paolo Pasolini » de Florence et dans le fonds « Cecilia Mangini – Lino Del Fra » de Bologne. La ponctuation est celle de l’un des tapuscrits de Bologne, utilisé par Cecilia Mangini au moment du mixage.
Commentaire du film Ignoti alla città
Par-delà la ville, naît une nouvelle ville : naissent de nouvelles lois où la loi est ennemie, naît une nouvelle dignité là où il n’y a plus de dignité. Naissent des hiérarchies et des conventions sans merci dans ces lotissements infinis, dans ces zones sans bornes où l’on croit que la ville finit : qui recommence, au contraire, qui recommence ennemie, des milliers de fois, en labyrinthes poussiéreux, en fronts de maisons qui couvrent des horizons entiers.
Être pauvres, être humbles, dormir à dix dans une petite chambre, avoir un père aux habits vieux de dix ans, avoir une mère qui hurle dans toute la maison comme les hommes, avoir des frères à qui parler seulement pour se disputer et se bagarrer, ne connaître que son quartier, n’avoir que quatre paumés pour amis, n’avoir aucune foi…
N’avoir pas un sou pour le tram, traîner les pieds sur les pavés, s’asseoir sur l’herbe sale et les débris, se consoler en étant sans pitié…
Être tombé du sein maternel dans la boue et la poussière d’un désert qui les veut libres et seuls, avoir grandi dans une forêt, où les fils se battent avec les fils pour se faire à la vie des grands : être des gamins dans une ville faite pour la piété et la richesse, sans rien connaître que sa propre faim…
Le travail : cent lires pour la mère et cent lires pour s’amuser. S’amuser, la seule envie qui tienne à cœur. La ville n’est que tentation. Le gosse qui trime pour gagner quelques lires n’a pas envie de travailler, il est né fatigué…
Personne ne sait quelle âme légère et joyeuse ils ont, ces ragazzi di vita. Ils sont cyniques, trop experts, prêts à tout : mais il suffit d’un tee-shirt et d’une paire de chaussures, et voilà que même le plus caïd tremble.
Un vol, une rapine : c’est pour ça qu’ils finissent parfois à Porta Portese, leur prison. Là, ils crèvent d’envie de fumer. Dehors les copains le savent, qu’ils feraient n’importe quoi pour un paquet de cigarettes.
Amour, consolation de la misère. Dans la facilité de l’amour, le déshérité se sent homme, et les jeunes se jettent à l’aventure sûrs d’être dans un monde qui a peur d’eux, qui a peur de leur sexe.
Leur piété est d’être sans pitié, leur innocence est dans leurs vices, leur force est dans la légèreté, leur espoir, c’est de n’avoir pas d’espoir.
Ils sont pleins d’esprit : on les surnomme Baficchio, Luccicotto, Rondone, Zimmìo, Fumetto, Paino, Rabadicchio, Lumacone, Candeletta, Chinotto, Chacal, Gricio, Buretta, Bouddha, Capinera, Cippa, Pallino, Pomodoro, Pluto, Rospetto, Bidone, Zvu, Zagottone, Nasca, Branda, Spinoso, Pazzia, Brooklyn, Droga…
Un vol, une rapine. Surtout vers Pâques ou Noël, pour profiter des fêtes. Ces gamins nés à la misère, d’une vieille famille de domestiques ou d’artisans, ou bien venus du Sud, ou descendus du Nord, cette armée campée derrière les marais et les terrassements, les passerelles et les viaducs décrépis, ces milliers de rebelles et de violents, sont, en réalité par trop résignés, ils transforment bien trop toute injustice en une antique et vitale allégresse. ◼