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« Paris noir », pour une histoire panafricaine et transnationale de l'art
L’exposition « Paris noir » cartographie la présence de cent cinquante artistes africains, africains-américains et caribéens à Paris, de 1947, l’année de la création de la revue anticoloniale Présence africaine, jusqu’aux années 1990, qui voient la chute du régime de l’apartheid et la diffusion de la Revue noire. Défi historiographique et matériel de par l’invisibilisation des artistes, la dispersion, voire la disparition de leurs œuvres à travers plusieurs continents, et les lacunes éditoriales et de recherche autour de leurs pratiques, elle retrace, pour la première fois dans une institution nationale française, cinquante ans d’émancipation et d’expression artistique à Paris. Véritable laboratoire panafricain, la capitale française joue également un rôle crucial dans la redéfinition des modernismes et postmodernismes au cours de la seconde moitié du 20e siècle.
Véritable laboratoire panafricain, la capitale française joue également un rôle crucial dans la redéfinition des modernismes et postmodernismes au cours de la seconde moitié du 20e siècle.
« Paris noir » prend pour point de départ une histoire de l’art transnationale issue de la « condition noire » (Pap Ndiaye), situation historique héritée de l’esclavage et de la colonisation, débouchant sur un espace que Paul Gilroy a qualifié d’« Atlantique noir ». De ce joug ont émergé en Europe comme dans les Amériques des cultures afro-atlantiques rassemblées en « une nation qui n’est pas fondée sur des arguments territoriaux ou linguistiques mais sur des motifs de ressemblance […] forgés dans les processus d’exclusion et de domination autour du Noir » et qui « retourne le stigmate racial pour en faire une arme » de libération après-guerre (cf Amzat Boukari Yabara).
Les années 1950 voient cette lutte s’organiser à travers des alliances entre les Amériques et l’Afrique, grâce à des outils théoriques souvent nés dans la Caraïbe à la suite de la révolution haïtienne : les penseurs Cyril Lionel Robert James et Marcus Garvey ouvrent la voie au panafricanisme à l’aube du 20e siècle, suivis notamment par des intellectuels martiniquais tels que Suzanne et Aimé Césaire, Frantz Fanon et Édouard Glissant, qui ont théorisé une nouvelle conscience noire croisant philosophie, psychiatrie, politique et poésie. À partir des années 1940, celle-ci prend la forme d’un mouvement culturel, la négritude, mais également d’autres formes d’un humanisme noir tel que le définit de manière pionnière l’intellectuelle martiniquaise Paulette Nardal.
Cet internationalisme prend d’abord pour cadre l’Europe − Paris, Rome et les pays scandinaves, où plusieurs artistes trouvent refuge − avant de se déployer sur le continent africain, comme l’atteste l’histoire des congrès de Paris et Rome, puis des festivals panafricains, de Dakar en 1966 jusqu’au Festac’77 à Lagos. À la fin des années 1940, tandis que les Africains-Américains fuient la ségrégation et les Sud-Africains l’apartheid, de nombreuses personnalités engagées en faveur de l’émancipation se retrouvent à Paris, alors même que la France est encore un empire colonial. La situation centrale de la Ville lumière nous invite à penser la manière inédite dont les capitales européennes ont œuvré à produire « l’art des décolonisations », comme l’ont postulé Okwui Enwezor et Chika Okeke-Agulu dans l’exposition « The Short Century. Independence and Liberation Movements in Africa, 1945-1994 » (2001).
Un tel mouvement n’a pas pour seul but l’accès à la souveraineté, mais aussi la fraternité et l’égalité – « la libération de l’homme », ainsi que le résume Césaire à Sarah Maldoror dans le film Un homme, une terre (1976), que la cinéaste lui consacre. Il nous mène des années 1950 à la chute du régime de l’apartheid en Afrique du Sud à la fin des années 1980, de Paris comme foyer d’une « Internationale » noire à celui d’une France multiculturelle.
Au cœur de ce processus d’émancipation, Paris joue plusieurs rôles déterminants : espace dans lequel les artistes forment des alliances et questionnent les appartenances, et point de transit entre les Amériques et l’Afrique. Son statut de capitale historique et de carrefour des avant-gardes permet aussi aux artistes de relier tradition et modernité et, ce faisant, d’affirmer, parfois pour la première fois, leur liberté de création sans programme imposé. Durant ces décennies de libération, ils esquissent aussi bien des iconographies destinées aux futurs États-nations que des représentations transnationales, panafricaines, panaméricaines, ou fondamentalement ouvertes. Le domaine artistique, où se négocient des pratiques, parfois engagées, parfois à l’inverse en retrait ou absorbées dans un espace de traduction culturelle, fait de Paris un lieu complexe d’expérimentation. « Émancipation politique et conscience de soi culturelle » se nouent : Césaire et Senghor voient la culture comme un vecteur privilégié d’affirmation alors que la présence d’artistes et d’intellectuels africains- américains dans la capitale française, depuis le début du siècle, enrichit de manière décisive l’historiographie de la Renaissance noire américaine. En témoigne l’action continue d’artistes qui se font également médiateurs culturels, comme Loïs Mailou Jones ou Raymond Saunders.
L’un des enjeux de l’exposition est de comprendre comment ces histoires de l’art étroitement liées au politique, et largement disséminées du fait de circulations et d’exils, produisent des esthétiques propres comme relationnelles, dans un contexte durable de marginalisation institutionnelle.
Aborder cette histoire par le biais artistique permet d’ouvrir la sphère des discours identitaires à d’autres imaginaires. L’un des enjeux de l’exposition est de comprendre comment ces histoires de l’art étroitement liées au politique, et largement disséminées du fait de circulations et d’exils, produisent des esthétiques propres comme relationnelles, dans un contexte durable de marginalisation institutionnelle. En effet, si Paris a été un espace unique de solidarité entre l’Afrique et les Amériques, la France n’a jamais mis en lumière son rôle dans l’émergence de pratiques culturelles noires : le système politique français s’avère étanche aux questions de race, comme à la redéfinition des questions de souveraineté à l’ère postcoloniale.
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Photo Fabrice Gousset © Courtesy Loeve&Co
De nombreuses questions se posent à partir de ce point aveugle et central de l’histoire française. Quelles catégories afro-atlantiques affirmer : s’agit-il d’entités autonomes, de ramifications ? Quelle histoire de l’art panafricaine tracer ? Comment requalifier en conséquence notre connaissance des mouvements modernes et postmodernes ? Où situer les pratiques mémorielles prenant comme motifs l’exil et les fantômes de l’histoire ? Peut-on rétrospectivement parler de mouvements artistiques noirs en France ? Comment prendre en charge l’expérience, souvent marquée par l’exclusion, des artistes, voués à « transcender les limites du succès comme de l’échec » (Mildred Thompson), dans l’écriture de cette histoire de l’art ?
L’ambition de l’exposition n’est pas d’absorber ces pratiques artistiques dans un discours français, ni de les assigner en retour à des appartenances culturelles exclusives, encore moins d’unifier des identités historiquement distinctes.
L’ambition de l’exposition n’est pas d’absorber ces pratiques artistiques dans un discours français, ni de les assigner en retour à des appartenances culturelles exclusives, encore moins d’unifier des identités historiquement distinctes. En tant qu’espace cosmopolite et transhistorique, que les artistes fréquentent souvent dans un contexte d’apprentissage académique, Paris favorise des relations naturellement interculturelles. Cependant, ces artistes sont inscrits dans une situation historique − celle de la colonisation, du racisme, où des solidarités se sont formées − que l’histoire de l’art en France n’a jusqu’à présent pas prise en compte. L’exposition met en lumière leur contribution essentielle à la mise en place d’esthétiques afro-atlantiques et panafricaines, comme à l’enrichissement de mouvements français et internationaux. Ce faisant, elle s’inscrit dans la lignée de nombreuses expositions et publications qui ont eu lieu dans le monde anglo-saxon depuis une trentaine d’années – « Harlem Renaissance: Art of Black America » (1994), « The Other Story: Afro-Asian Artists in Post-war Britain » (1989), « The Short Century » (2001), « Soul of a Nation: Art in the Age of Black Power » (2017), « Afro-Atlantic Histories » (2022), « Post-war. Art Between the Pacific and the Atlantic, 1945–1965 » (2022) –, et s’appuie sur les théories critiques de Paul Gilroy, Kobena Mercer, Henry Louis Gates, et les remarquables travaux en histoire de l’art produits par d’éminents commissaires et universitaires comme Lowery Stokes Sims, Valerie Mercer, Manthia Diawara.
Le parti adopté dans l’exposition est celui d’une forme cartographique et historiographique, afin de mettre en avant un grand nombre de plasticiens dont la migration à Paris a favorisé la naissance d’un internationalisme largement occulté dans les récits d’histoire de l’art du 20e siècle.
Le parti adopté dans l’exposition est celui d’une forme cartographique et historiographique, afin de mettre en avant un grand nombre de plasticiens dont la migration à Paris a favorisé la naissance d’un internationalisme largement occulté dans les récits d’histoire de l’art du 20e siècle. Par son ambition panoramique, l’exposition invite à une prise de conscience patrimoniale et scientifique, afin d’inciter les institutions muséales et universitaires françaises à acquérir, étudier et publier sur ces artistes, alors que la recherche en cours est majoritairement issue du monde anglo-saxon. Il s’agit en effet de souligner l’importance de « la différence culturelle » (cf Kobena Mercer) dans la relecture des modernismes, tout comme de mettre en présence des pratiques contemporaines qui se sont parfois rencontrées, souvent manquées, mais ont produit des iconographies travaillées par des imaginaires communs, ouvrant de nouveaux champs d’interprétation transnationaux et intersectionnels.
Tout à la fois modernes et contemporains, ces artistes, en dialogue avec des tendances internationales, affirment des particularités historiques et culturelles. L’une d’entre elles met en exergue la notion de synthèse : « Il s’agit d’emprunter à la traditionnalité et à l’occidentalité tout en les dépassant au profit d’une synthèse originale et dynamique », comme le préconise l’artiste béninois Christian Zohoncon, proche des Amis de Présence africaine. L’idée de synthèse comme fondement esthétique et politique s’appuie sur le dialogue induit par l’histoire coloniale, ainsi que sur le bouleversement politique passant par « la protestation unanime des humanités ». Ce changement de perspective ou renversement des gouffres impulsé par les décolonisations, si poétiquement formulé par Édouard Glissant, constitue en outre un prérequis historique à toute réconciliation humaniste dans la seconde moitié du 20e siècle.
Le parcours de l’exposition brosse la progression des décolonisations dans l’espace panafricain et transatlantique, depuis la guerre d’Algérie et les indépendances africaines, la lutte pour les droits civiques et contre l’apartheid, Mai 68 et les indépendantismes antillais, les exils liés aux régimes autoritaires en Haïti, à Cuba et en République dominicaine, et le racisme et la lutte pour l’égalité en France à la fin du 20e siècle. Cette toile de fond politique sert parfois de contour direct à certaines pratiques, alors que des expérimentations plastiques souvent solitaires, mais qui trouvent dans l’exposition des communautés esthétiques, se déploient en parallèle.
Le parcours de l’exposition brosse la progression des décolonisations dans l’espace panafricain et transatlantique, depuis la guerre d’Algérie et les indépendances africaines, la lutte pour les droits civiques et contre l’apartheid, Mai 68 et les indépendantismes antillais, les exils liés aux régimes autoritaires en Haïti, à Cuba et en République dominicaine, et le racisme et la lutte pour l’égalité en France à la fin du 20e siècle.
Au centre de l’exposition, une matrice circulaire reprend le motif de l’Atlantique noir – océan devenu disque – métonymie de la Caraïbe et du « Tout-Monde » d’Édouard Glissant comme représentation de l’espace parisien, postulant un nouvel universalisme tiré de « toutes les différences ». Glissant le premier avait évoqué le concept de relation que l’on peut appliquer à l’attachement des artistes à Paris, moins à un État-nation qu’à une « Internationale » des cafés : plus qu’un point géographique, la capitale favorise une expérience de la diaspora et de la rencontre. Tout à la fois lieu et hors-lieu, le « nid » du poète Ted Joans fait de Paris un creuset pour une méthodologie relationnelle, « où les gens avaient la possibilité de venir et d’admirer des œuvres d’art, de prendre un café ou un verre, d’assister à des lectures de poésie », pour reprendre la description de la capitale française par l’artiste jamaïcain Karl Parboosingh, élève de Fernand Léger dans les années 1950.
L’espace parisien, appliqué aux pratiques afro-modernes, se fait outil de contestation de généalogies esthétiques comme politiques « portant et partant également de la cicatrice de la radicalisation comme des effets “diasporisants” de la modernité », comme l’indique Grégory Pierrot dans son analyse des formes « afro-surréaliste ». Paris encourage l’assemblage et la mise en relation, créant ainsi un espace d’accommodement réciproque, invitant les artistes à poser un regard postmoderne et critique dans l’apprentissage même des outils de la modernité. Affranchi d’une écriture linéaire et progressive de l’histoire de l’art, « l’artiste africain postmoderne était une sorte d’agent double qui devait entrer dans la mélodie occidentale tout en participant à une forme d’espionnage en utilisant leurs secrets pour l’avancement de l’art en Afrique » (voir Pfunzo Sidogi et Bongi Dhlomo, Mihloti ya ntsako. Journeys with the Bongi Dhlomo Collection, 2022).
Parallèlement à cette réécriture transnationale et souvent souterraine de l’histoire de l’art, l’exposition déploie une cartographie inachevée du Paris noir déjà esquissé par Michel Fabre, avec ses lieux de formation (École nationale supérieure des beaux-arts, École nationale supérieure des arts décoratifs), comme de production de savoirs noirs (Présence africaine, Revue noire), sans oublier une histoire pluridisciplinaire de la vie nocturne parisienne, qui voit le passage de la Rive gauche dans les années 1950 à la Rive droite dans les années 1980. La compagnie Les Griots, le Théâtre noir, la Galerie Black New Arts, l’initiative
« Cinéma du monde » : d’une décennie à l’autre se dresse une histoire trop peu connue de lieux dédiés comme non alignés, où des alliances internationales ouvertes, systématiquement absentes des récits institutionnels, sont célébrées. ◼
* retrouvez l'intégralité de ce texte dans le catalogue de l'exposition (éditions du Centre Pompidou)
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