Norman Foster, fou du volant
En mars dernier, une voiture volante traversait le ciel de Paris. Le véhicule vert, profilé comme une ogive et suspendu à une gigantesque grue, rejoignait sous les yeux médusés des passants, le niveau 6 du Musée où est présentée la rétrospective événement consacrée à Norman Foster. Cet engin étrange, futuriste, est une « Dymaxion » (contraction des mots dynamic, maximum et tension) — un véhicule imaginé par celui que Foster considère comme son mentor, l'Américain Richard Buckminster Fuller. Reconstruite à l’identique par un Foster fétichiste, cette sorte de minibus en forme de goutte d’eau de 5,5 m de long devait révolutionner la mobilité avec son poste de conduite haut perché, ses roues avant motrices, son moteur V8 Ford de 65 chevaux, et son unique roue arrière faisant office de direction comme un gouvernail de bateau. « La Dymaxion était en théorie capable d’atteindre 160 km/h », expliquait Norman Foster lors de la présentation de sa réplique en 2010, « elle offrait un volume intérieur trois fois supérieur à la Ford dont elle reprenait le moteur mais en consommant deux fois moins de carburant grâce à sa silhouette aérodynamique ». Sur les trois voitures construites par Buckminster Fuller en 1933, seule la n° 2, exposée au musée de l’automobile de Reno (Nevada), a survécu. Foster a eu le droit de l'emprunter pour se faire fabriquer une réplique à l’identique, avant de l’ajouter à sa collection personnelle. Frédéric Migayrou, commissaire de l'exposition, nous révèle que Foster possède une quinzaine de voitures, toutes dotées d’une spécificité technique particulière, comme la révolutionnaire Citroën DS Cabriolet, la sublime Jaguar Type E, ou encore la Voisin C7 « lumineuse » ayant appartenu à Le Corbusier, que Foster a aussi accepté de prêter pour l’exposition.
La Dymaxion était en théorie capable d’atteindre 160 km/h, elle offrait un volume intérieur trois fois supérieur à la Ford dont elle reprenait le moteur mais en consommant deux fois moins de carburant grâce à sa silhouette aérodynamique.
Norman Foster
Cette C7 de 1926, fabriquée par le constructeur français Avions Voisin, brillait par sa ligne rectangulaire avec de larges fenêtres qui lui valut le surnom de « lumineuse ». Son moteur de 44 chevaux autorisait la vitesse (folle pour l’époque) de 110 km/h, grâce au poids contenu de sa carrosserie en aluminium, inspirée de la carlingue des avions. La voiture obsédait tellement le créateur de la Cité Radieuse qu’il se faisait systématiquement photographier à ses côtés devant les bâtiments qu’il venait d’achever — lorsque la voiture elle-même ne servait pas de mètre étalon pour ses constructions, comme ce fut le cas pour la Villa Savoy à Poissy (l’écartement des pilotis du sous-sol était calculé en fonction de l’angle de braquage de la voiture). Toutefois, avant de pouvoir la prêter pour la rétrospective, Norman Foster a eu bien du mal à l'acquérir : « Cette C7 appartenait à un Écossais, raconte Frédéric Migayrou. Norman Foster a mis quinze ans à le convaincre de la lui vendre, avant de la restaurer minutieusement. Pour cela, il a fait refaire à l'identique le tissu d’origine des sièges. » Non seulement Foster a pu réaliser l'un de ses rêves, mais il prouve par cette restauration son obsession maladive de chaque détail, une obsession qui lui vient de loin, en l'occurrence de ses lectures dans les années 1950.
Foster le raconte très bien : « Enfant, j’étais attiré par les magazines et les livres qui montraient les technologies de pointe de l’époque, avec des dessins qui révélaient les composants internes des objets. Lorsque j’ai réalisé mes premiers dessins à l’école d’architecture de Manchester, j’ai choisi de ne pas me limiter aux plans, sections et élévations, qui sont bidimensionnels. Je démontais aussi ces bâtiments, je voyais comment ils fonctionnaient et je les dessinais en trois dimensions. Si mes dessins sont devenus plus sophistiqués, ils cherchent toujours à expliquer le fonctionnement interne et les systèmes d’un bâtiment. » Pour s’en convaincre, il suffit de regarder deux réalisations caractéristiques de Lord Foster : l’usine Renault de Swindon, et la tour HSBC de Hong Kong, toutes deux inspirées de l’automobile.
Avec l’usine Renault achevée en 1982, Foster a renouvelé radicalement la manière de concevoir les entrepôts avec ces 42 modules de 24 m sur 24 m dotés de poutres jaunes en acier percées de multiples orifices, comme des pièces de Meccano. « Ce n’est pas uniquement parce que Foster est fan de ce jeu de construction dont il garde en permanence une boîte sur son bureau, même à 88 ans, explique Migayrou, mais parce qu’il reprend une technique utilisée dans l’automobile par Lotus ». Colin Chapman, le fondateur de la marque anglaise avait développé le précepte du « light is right » (la légèreté est la solution), selon lequel le meilleur moyen de rouler vite consistait à alléger les voitures au maximum. Lotus a donc développé un châssis poutre ajouré qui réduisait la quantité de métal utilisée et donc le poids du châssis, sans affecter sa rigidité. « J’ai trouvé chez un garagiste un châssis de Lotus Elan, que j’ai fait restaurer pour l’exposer et montrer la parenté avec l’usine Renault » nous raconte avec une pointe de fierté Frédéric Migayrou. Contacté par nos soins, l’architecte français Jean-Michel Wilmotte précise : « Lorsque Norman Foster conçoit l’usine Renault Swindon, c’est la structure qui dicte. Il met la technologie et l'ingénierie en exergue, et ça devient l’ADN de son bâtiment. » Bel hommage de celui qui a construit un des bâtiments de l’usine Ferrari à Maranello, pendant que son ami Norman Foster réalisait, lui, ceux de l’usine du concurrent McLaren à Woking au sud-ouest de Londres.
Lorsque Norman Foster conçoit l’usine Renault Swindon, c’est la structure qui dicte. Il met la technologie et l'ingénierie en exergue, et ça devient l’ADN de son bâtiment.
Jean-Michel Wilmotte
Est présenté aussi dans l'expositon le châssis nu d’une Mercedes 300 SL. Cette voiture doit son aura à ses célèbres portes-papillon, que les ingénieurs allemands ont été obligés d’inventer à cause de la hauteur des flancs du châssis en tube d’acier en treillis, qui interdisait l’usage de portières normales. Or, c’est le même système d’entrelacs de poutres qui soutient la tour HSBC à Hong Kong, achevée en 1986 ! Ce building de bureaux, culminant à 179 mètres, marque un vrai tournant dans l'œuvre de l’architecte en lui ouvrant les portes du marché très fermé des gratte-ciels. Il réalisera ensuite la tour Hearst à New York, ou encore le 30 St Mary Axe de Londres (que tout le monde appelle affectueusement le « Cornichon »). À chaque fois, la structure en treillis comme celle de la Mercedes apparaît à l’extérieur, permettant de créer à l’intérieur un nouvel agencement de l’espace. Dans l’interview publiée dans le catalogue de l’exposition, Foster raconte : « À la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC), nous étions confrontés à l’immeuble de bureaux typique, avec son noyau central traditionnel : nous l’avons retiré, fragmenté et réparti sur les côtés de la plaque de plancher. C’était une révolution. »
Foster, lauréat du Pritzker Prize 1999, peut se permettre une louche d’immodestie en poursuivant : « De la même manière, l’aéroport de Londres-Stansted a littéralement bouleversé le modèle du terminal d’aéroport de l’époque. Le modèle dominant était alors un parapluie de structures, de services, d’installations mécaniques sur le toit, avec de gros conduits pour déplacer l’air, et aucune lumière naturelle. Nous avons placé tous ces éléments lourds sous le plancher et libéré le toit pour qu’il puisse recevoir la lumière du soleil et économiser de l’énergie — pour faire du terminal une expérience plus passionnante et plus belle. » Jean Michel Wilmotte enfonce le clou : « Foster revient toujours à sa passion, la technique, le mouvement, la technologie, il y pense tout le temps quand il dessine. La clim et le courant, il en fait son moteur. » Résultat, l’agence Foster + Partners a réalisé une quinzaine d'aérogares dans le monde dont celui de Hong Kong, celui de Mexico, et surtout l’impressionnant terminal T3 de Pékin-Capitale terminé en 2008 pour les Jeux Olympiques. Norman Foster a même réalisé le premier Spatioport pour Virgin Galactic, la compagnie de Richard Branson dédiée au tourisme spatial, en collaboration avec le designer français Philippe Starck.
Pour les projets les plus monumentaux, Foster n'hésite pas à s’inspirer des plus gros avions, en l'occurrence du Boeing 747 avec ses soixante-huit mètres d'envergure. Ce sont les longues ailes du Jumbo Jet qui lui ont soufflé l’idée de l'œuvre la plus connue en France : le viaduc de Millau.
S’il s'intéresse autant aux aéroports, c’est parce que la passion pour l’automobile de Foster se double d’une vraie maîtrise du pilotage. Il se vante d’avoir pris les commandes de soixante-quinze appareils différents, dont de nombreux planeurs comme celui suspendu au plafond de la salle du niveau 6. Selon Foster, le vol à voile est une allégorie de l’architecture, « c’est la fusion ultime de la machine et de la nature. Les courants ascendants invisibles permettent au planeur de faire des spirales et de monter, puis de se diriger vers la prochaine colonne d’air ascendante, comme un oiseau, si vous modifiez un élément, cela en affecte un autre ». Exactement comme construire un bâtiment : terrain, budget, contraintes réglementaires du lieu, il faut prendre en compte tous les paramètres en respectant les vœux du client pour que la maison tienne debout. Si un des critères change, tout doit être repensé.
Et pour les projets les plus monumentaux, Foster n'hésite pas à s’inspirer des plus gros avions, en l'occurrence du Boeing 747 avec ses soixante-huit mètres d'envergure. Ce sont les longues ailes du Jumbo Jet qui lui ont soufflé l’idée de l'œuvre la plus connue en France : le viaduc de Millau. De loin, cette fine ligne coupe l’horizon comme une gigantesque aile d’avion suspendue par des haubans à d’immenses piliers plus hauts que la tour Eiffel. Aussi délicat qu’un objet design, ce fabuleux viaduc de 2,5 km de long, inauguré en 2004, est un véritable tour de force d'ingénierie en plus d’être extrêmement esthétique. Nous laissons au designer Philippe Starck, joint en plein salon du meuble de Milan, le soin de conclure : « La technologie a toujours existé, mais nous devons à Norman Foster l’élégance de la technologie. » ◼
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Norman Foster devant sa Dymaxion, l'un des seuls modèles au monde.
Photo Nigel Young / Foster + Partners