Mohamed El Khatib, passeur décisif
Ce matin, Mohamed El Khatib pédale vers Montévidéo. Le dramaturge de 41 ans ne s’est pas lancé dans un tour de l’Uruguay à vélo. Il se rend simplement au centre d’art homonyme, situé dans le centre-ville de Marseille, pour y répéter sa dernière création, Gardien Party, après de multiples reports liés à la covid-19. Elaboré en tandem avec la romancière et plasticienne Valérie Mréjen, Gardien Party s’intéresse aux discrets agents de surveillance des musées. Tous deux sont partis à la rencontre de ces sentinelles de l’art dans différentes villes du monde, du prestigieux musée du Louvre au Musée du rhum sur l’île de la Réunion, en passant par le Noguchi Museum, à New York, dédié au sculpteur nippo-américain Isamu Noguchi. Certains employés vont prendre la parole pour raconter leur silencieux quotidien lors de représentations au Mucem, à Marseille, puis dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, au Centre Pompidou (du 15 au 26 septembre) et au MAC-VAL, le Musée d’art contemporain du Val de Marne à Vitry-sur-Seine (du 3 au 5 décembre).
Pour ce filage matinal, Mohamed El Khatib rejoint des gardiens venus de Russie, des États-Unis, de Suède et de Corée du Sud. « Je viens souvent répéter à Marseille, au Centre Montévidéo, fondé par l’auteur et metteur en scène Hubert Colas. J’y retrouve une certaine qualité de vie. J’aime beaucoup cette ville, ce creuset international. Dans le spectacle, on entend cinq langues différentes, c’est à l’image du caractère cosmopolite de la cité phocéenne. Ici, la vie ne ronronne pas. L’humeur d’un lieu de création imprime inconsciemment le résultat. C’était flagrant pour mon premier spectacle, Finir en beauté (2014), un seul en scène qui parle de la mort de ma mère. Depuis la fenêtre de la chambre à Marseille où j’écrivais, je voyais la mer Méditerranée que ma mère avait traversée pour quitter le Maroc et rejoindre la France. J’étais totalement imprégné par l’endroit. »
Quand il traverse les rues agitées de la ville au guidon de sa bicyclette, le créateur est à l’affût des dangers de la circulation. Toujours sur le qui-vive. Une fois dans la salle de répétition, la proie devient chasseur. L’auteur guette dans les récits de ses interlocuteurs la moindre piste, traque un fil à tirer pour échafauder une trame. Les gardiens sont une porte d’entrée pour démonter certaines mécaniques d’exclusion sociale déjà repérés par Pierre Bourdieu et Alain Darbel dans l’étude L’amour de l’art. Les musées d’art européen et leur public (Editions de Minuit, 1966). « Les musées sont parmi les lieux qui produisent le plus d’exclusion. Ce sont des espaces clos, intimidants, qui reposent sur la connaissance de codes établis. Malgré les tentatives de médiation, on peut vite s’y sentir largué. Je m’intéresse à la question du sacré. Qui consacre les choses et pourquoi ? À travers quelles opérations ? Comment une partie de la culture populaire se retrouve-t-elle exclue ? ». Dans son précédent spectacle, Boule à neige, initié avec l’historien Patrick Boucheron, l’artiste interrogeait l’histoire de l’art, les rapports entre le bon et le mauvais goût. Cette fois, il replace au centre de l’attention celles et ceux que, souvent, on ne remarque pas. « La surveillance est un angle mort. C’est un sujet peu traité, alors que les gardiens ont un regard privilégié sur les œuvres et le public. On voulait interroger les chevilles ouvrières des musées. Au musée de Stockholm, par exemple, ils sont totalement associés aux décisions de l’établissement. On avait le droit de filmer les réunions de travail. Le premier jour, nous arrivons en retard, et prenons la discussion en cours de route. J’étais incapable de dire qui était gardien ou conservateur. Les rapports étaient très différents ce que l’on peut voir ailleurs. »
Les musées sont parmi les lieux qui produisent le plus d’exclusion. Ce sont des espaces clos, intimidants, qui reposent sur la connaissance de codes établis. Malgré les tentatives de médiation, on peut vite s’y sentir largué. Je m’intéresse à la question du sacré. Qui consacre les choses et pourquoi ?
Mohamed El Khatib
Ancien étudiant en sociologie, le fondateur du collectif Zirlib pratique ce qu’il appelle « la performance documentaire ». Ses livres, ses pièces ou ses films partent toujours d’une rencontre et se prolongent par un travail d’enquête sur le terrain. Animé par une insatiable curiosité, ce diplômé de Sciences Po escalade la politique par la face intime. Dans Moi, Corinne Dadat (2015), il associe une femme de ménage et une danseuse de ballet pour parler des corps mécanisés. Cette exploration de la classe ouvrière s’est poursuivie avec Stadium (2017), une pièce pour laquelle il convoquait sur scène cinquante-huit supporters du Racing Club de Lens. Dans C’est la vie (2017), primé par l’Académie française en 2018, deux acteurs abordent le deuil de leur enfant. Le réel est la matière première de cet ancien rédacteur pour Le Monde Diplomatique au Mexique. Mais à la différence d’un journaliste ou d’un universitaire, il laisse la place à l’imagination, à l’expression d’un point de vue sensible et personnel.
Si Mohamed El Khatib ne sait pas très bien quelle forme prendra un projet au début, en revanche, il en connaît très bien la direction. « Il devrait être interdit de faire des spectacles si on ne veut pas changer les choses. J’ai une volonté de transformation mais à petite échelle. Ce n’est que du théâtre. » Pour parvenir à ses fins, il utilise comme carburant l’empathie et l’humour. Son code de la route contient un deuxième interdit : ne jamais se prendre au sérieux, refuser toute forme de sacralisation. Durant les répétitions, le ton est léger. ll refuse que la pratique artistique soit un sacerdoce. « On ne descend pas à la mine. » Il a vu de près l’enfer de la condition ouvrière. « Je devais avoir 11, 12 ans. Un jour, pendant le ramadan, mon père qui travaillait dans une fonderie, a oublié sa gamelle. Je la lui ai portée à l’usine et j’ai découvert une vision apocalyptique. Mon père m’a attrapé par le col et m’a dit qu’il ne voulait pas que je finisse ici. Mes parents ont toujours voulu le meilleur pour leurs enfants. Je mesure la chance que j’ai. »
Il devrait être interdit de faire des spectacles si on ne veut pas changer les choses. J’ai une volonté de transformation mais à petite échelle. Ce n’est que du théâtre.
Mohamed El Khatib
Son intérêt pour le théâtre est étroitement lié à son implication au sein des Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Ceméa). Fondés en 1937 par la pédagogue Gisèle de Failly, qui affirmait que « Tout être humain peut se transformer au cours de sa vie. Il en a le désir et les possibilités », les Ceméa accueillent chaque années des centaines d’ados et de lycéens au Festival d'Avignon, pour des séjours de sensibilisation et de pratique du théâtre. Mohamed El Khatib a passé son Bafa au sein des Ceméa, puis a encadré des colonies dans la Cité des Papes. Il a ensuite créé sa compagnie Zirlib avec des militants des Ceméa. « Auparavant, j’avais une perception catastrophique du théâtre. Les adaptations de textes classiques ne me parlaient pas beaucoup. Cela a changé avec le Festival d’Avignon. Hortense Archambault et Vincent Baudriller, co-directeurs de l’évènement de 2004 à 2013, ont opéré une révolution en l’ouvrant à l’international et à d’autres disciplines. Soudain, on voyait des gens faire du théâtre autrement. » Après avoir assisté à une représentation de La Chambre d'Isabella de Jan Lauwers en 2004, il se dit que le métier de metteur en scène est fait pour lui. Depuis, il n’a cessé de se nourrir du travail des cinéastes Wang Bing et Alain Cavalier, des artistes plasticiens Sophie Calle, Tino Sehgal et Christian Boltanski, des metteurs en scène Rodrigo Garcia, Alain Platel ou de la compagnie de danse et de théâtre Peeping Tom, « des gens qui maltraitent les arts visuels et le spectacle vivant ».
Talentueux avec un ballon au pied, le natif de Beaugency, dans le Loiret, né de parents marocains, aurait pu embrasser une carrière de footballeur professionnel. Sélectionné deux fois en équipe de France Junior, il est resté aux portes du centre de formation du PSG. « Une conjugaison de facteurs, et puis cela signifiait renoncer à mes études. » Il reste chez Mohamed El Khatib le sens du collectif, l’amour du beau jeu et la volonté de faire briller les autres. La balle n’est jamais très loin. Le volubile quadra va profiter de sa venue au Centre Pompidou pour engager la conversation avec son confrère suisse Massimo Furlan et l’ancien arbitre international de football Claude Colombo pour parler hommes en noir, justice et bouc-émissaire. Tous les terrains de jeux sont propices à la philosophie. Opéré des ligaments croisés, la pratique est désormais derrière lui. Il se contente d’être spectateur. Il confie aujourd’hui nourrir une passion pour le jeu spectaculaire du club de Troyes, comme il avait adoré il y a quelques saisons l’OGC Nice sous l’ère de l’entraîneur Claude Puel et de son maître à jouer de l’époque, Hatem Ben Arfa. Un héros déchu au parcours chaotique qui plaît beaucoup au metteur en scène. Qui sait, une rencontre avec le sportif donnera peut-être naissance à un prochain spectacle.
Talentueux avec un ballon au pied, le natif de Beaugency, né de parents marocains, aurait pu embrasser une carrière de footballeur professionnel. Sélectionné deux fois en équipe de France Junior, il est resté aux portes du centre de formation du PSG.
Après avoir croisé la route d’un Belge qui, dégoûté par le milieu de la compétition équine, a quitté les chevaux pour élever des ânes, Mohamed El Khatib travaille sur une création avec des ânesses. Il en possède quatre en pension en Normandie à Saint-Pierre-en-Auge (Calvados). Deux se nomment Julia et Caravelle. Les deux autres sont encore à baptiser. Elles seront rejointes par Carotte, un petit ânon qui vit à Lausanne chez la chorégraphe Judith Zagury*, qui repense la présence de l’animal sur scène. « L’âne est un animal beaucoup plus intelligent et noble qu’on le pense. Originaire du nord-est de l’Afrique, il était très respecté. C’est en arrivant en Europe qu’il a commencé à être méprisé et considéré comme stupide. À travers le récit de cet animal, je renoue avec mon histoire personnelle. Au Maroc, mes grands-parents possédaient des ânes. » Mohamed El Khatib a trouvé une nouvelle monture pour chevaucher l’intime et l’universel. ◼
Les Mondes de... Mohamed El Khatib
Grand invité de cette rentrée au Centre Pompidou, Mohamed El Khatib poursuit la série d'invitations « Les Mondes de... », inaugurée par le metteur en scène Philippe Quesne l’année dernière. Outre sa création théâtrale au cœur du Musée en compagnie de l’artiste Valérie Mréjen pour la pièce Gardien Party, le metteur en scène présente deux autres projets.
Pour le salon littéraire du festival Extra!, Mohamed El Khatib propose une série de conversations publiques. Nombre de ses spectacles sont d’abord nés de conversations, de rencontres avec des personnes, qui, progressivement, lui fournissent la matière de son écriture théâtrale.
Le metteur en scène investit par ailleurs le champ social en dialogue avec la fondation Abbé Pierre avec son projet La Vie des objets. Il y interroge l’attachement aux objets dans des situations de grande précarité. Mohamed El Khatib est allé à la rencontre d'hommes et de femmes, qui naviguent entre les pensions de famille, les accueils d’urgence et les centres d’hébergement transitoire, afin de parler des objets qu’ils gardent avec eux. Que garde-t-on lorsqu’on est contraint de faire des choix parmi ses biens ? Quelle valeur prennent ces objets à leurs yeux ? Autant de questions que Mohamed El Khatib soulève et soumet à la réflexion pour clôturer ses « Mondes », le 30 septembre.
*Judith Zagury est coach cheval sur le spectacle HATE de Laetitia Dosch, présenté du 15 au 23 septembre au centre dramatique national Nanterre-Amandiers.
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Portrait de Mohamed El Khatib
Photo © Yohanne Lamoulère - Tendance floue