Marin Karmitz : « Abbas Kiarostami est le plus grand cinéaste moderne »
Il est à lui seul un monument du cinéma. À 82 ans, Marin Karmitz a connu (presque) tous les grands du 20e siècle. Louis Malle, Krzysztof Kieślowski, Jean-Luc Godard (dont il fut l’assistant réalisateur), Agnès Varda, Claude Chabrol, Alain Resnais, François Truffaut, la liste est longue… Producteur averti et distributeur farouchement indépendant, l’homme garde un œil sur le groupe mk2 qu’il a fondé dans les années 1970, aujourd’hui dirigé par ses fils Nathanaël et Elisha. Un empire à son image, exigeant et passionné – et un catalogue rempli de trésors (dont de nombreux films patiemment restaurés), de Charlie Chaplin à Jacques Demy en passant par François Truffaut ou Gus Van Sant.
Marin Karmitz a le cinéma dans le sang. Ce diplômé de l'école de cinéma (Idhec), n’a fait que quelques films en tant que réalisateur, dont Coup pour coup, la chronique engagée d'une grève menée par des ouvrières du textile dans les années 1960. C’est dans la production qu’il assouvira sa passion, accompagnant les plus grands auteurs, dont Abbas Kiarostami, pour un « compagnonnage » qui durera près de trente ans, jusqu’à la disparition du cinéaste iranien, en 2016. À l’occasion de la rétrospective intégrale consacrée au cinéaste au Centre Pompidou, sous-titrée « Les chemins de la liberté » (« une très belle trilogie de Sartre qui m’a mené tout droit au parti communiste quand j’avais 14 ans », précise-t-il), c’est dans son bureau qu’il nous reçoit. Entouré de souvenirs cinématographiques (dont l’affiche originale de son film dessinée par Reiser) et de photos d’artistes qu’il collectionne (comme Christian Boltanski), Marin Karmitz, le regard perçant et le verbe chaleureux malgré le masque, se remémore ses années de travail et d’amitié avec celui qu’il nomme « Abbas ».
Vous étiez très proche d’Abbas Kiarostami, que vous avez produit. Comment avez-vous découvert son cinéma ?
Marin Karmitz — J’ai vu son premier film Close-up (sorti en 1990, ndlr) par hasard, grâce à un ami iranien. Je ne connaissais même pas le nom d’Abbas Kiarostami… Quand tout à coup on prend un film en pleine gueule, c’est parce qu’il y a quelque chose que l’on n’a jamais vu, il y a une émotion immédiate qui surgit lorsque l’on est face à une grande œuvre d’art, une grande création. Close-up est un film que j’aime infiniment, car il laisse les portes ouvertes au spectateur. Il n’y a rien de directif, il y a tout à imaginer… Il y a dans ce film une sorte de confiance faite au spectateur, ce qui est assez rare, surtout aujourd’hui. Dans ma vie, j’ai toujours recherché des films et des auteurs qui bouleversaient les normes, et là c’était le cas. J’ai immédiatement eu envie de rencontrer le réalisateur de ce film.
Comment s’est passée votre rencontre ?
MK — La rencontre avec l’homme a été au niveau de l’émotion ressentie devant son film. C’était à Paris, peu de temps après la projection. Nous nous parlions évidement par traducteurs interposés. Kiarostami était un homme mystérieux, toujours derrière des lunettes sombres… Comme Godard, il avait les yeux particulièrement sensibles. Entre nous la proximité a été vraiment immédiate, un déclic. Une rencontre forte, comparable à celle avec mon ami Krzysztof Kieślowski. Très vite j’ai su qu’il fallait que je travaille avec Kiarostami, je voulais produire ses films. Mais lui ne voulait pas, il le faisait très bien tout seul… J’ai mis très longtemps à le convaincre !
Très vite j’ai su qu’il fallait que je travaille avec Kiarostami, je voulais produire ses films. Mais lui ne voulait pas, il le faisait très bien tout seul… J’ai mis très longtemps à le convaincre !
Marin Karmitz
Comment l’avez-vous convaincu ?
MK — Je ne l’ai pas convaincu ! On se voyait tous les six mois, dès qu’il venait à Paris. On passait beaucoup de temps ensemble, on déjeunait ou on dînait… et il me racontait toujours des histoires plus étonnantes les unes que les autres. C’était un véritable conteur perse. Moi, j’aime profondément l’idée de raconter les histoires, j’ai été bercé par les histoires. Bref, tous les six mois, j’attendais mon conteur perse comme on attend un musicien. Et j’apprenais à la connaître par ce biais-là. Nous avions des points communs, un peu comme avec Kieślowski, malgré nos cultures différentes. Kieślowski était un chrétien, moi je suis Juif, et Abbas est un musulman de la très grande tradition du Livre. Avec Abbas, nous avions lu les mêmes livres, et même si nous avions des différences d’interprétation, sur le fond il n’y avait pas de malentendu. Nous partagions une même réflexion sur l’importance de l’éthique, de la morale, de l’humanisme, de l’altérité…
Abbas Kiarostami était un véritable conteur perse. Moi, j’aime profondément l’idée de raconter les histoires, j’ai été bercé par les histoires. Bref, tous les six mois, j’attendais mon conteur perse comme on attend un musicien.
Marin Karmitz
Quand en 1997 Abbas a reçu la Palme d’or pour Le Goût de la cerise, il est venu me voir alors que tous les producteurs du monde lui faisaient un pont d’or ! Alors, on s’est mis à chercher un sujet ensemble. Il me racontait des histoires, il attendait ma réaction. Il éliminait un certain nombre de sujets s’il voyait que mon attention fléchissait. Il avait une énorme capacité de donner du sens à la réalité.
Où situez-vous le cinéma de Kiarostami ?
MK — J’ai eu la chance de travailler avec Marguerite Duras, Samuel Beckett, Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Claude Chabrol… Kiarostami est un homme qui a apporté une pierre très importante à cette maison commune qu’est le cinéma. De mon point de vue, il est le plus grand cinéaste moderne. Le cinéma est un art jeune. Le cinéma moderne se situe pour moi quelque part entre L’Aurore de Murnau, Voyage en Italie de Rossellini, Pickpocket de Bresson, et tout Bergman… Kiarostami est un cinéaste qui pour moi est dans la continuité directe de Rossellini ou Bresson, dans cette capacité d’invention de formes. Et aussi dans cette recherche d’approfondissement du silence. C’est aussi un auteur très complet, qui avait d’ailleurs commencé comme artiste plasticien. Il était très préoccupé de poésie, et grand connaisseur de la poésie perse. C’était aussi un photographe, comme on peut le voir dans l’exposition au Centre Pompidou.
Kiarostami est un cinéaste qui pour moi est dans la continuité directe de Rossellini ou Bresson, dans cette capacité d’invention de formes. Et aussi dans cette recherche d’approfondissement du silence.
Marin Karmitz
Kiarostami était un artiste total, très curieux aussi des nouvelles technologies, comme le montre son film Ten, entièrement tourné avec une caméra numérique dans une voiture ?
MK — Kiarostami a constamment inventé. Ten, Abbas l’a tourné avec une petite caméra numérique que nous étions allés acheter ensemble la Fnac ! L’innovation technique en tant que telle n’est pas intéressante, ce qui est intéressant c’est ce que l’on peut faire avec elle pour transformer son propre langage… Comme la Nouvelle Vague par exemple, qui avec les innovations de son époque, comme la caméra portable, le son direct, la lumière naturelle ou le travail en décors réels, a changé le cinéma.
Ten est entièrement tourné dans une voiture, un motif qui revient souvent dans le cinéma de Kiarostami…
MK — La voiture est un lieu fixe, mais en mouvement. C’est un long cheminement, un endroit où l’on peut parler d’une façon différente… Dans une voiture chez Kiarostami, il y a souvent deux personnages qui se disent des choses qu’ils ne pourraient pas se dire s’ils étaient face à face. Lorsqu’il était de passage à Paris, je raccompagnais souvent Abbas chez lui, depuis les bureaux de mk2 à Bastille. C’est moi qui conduisais. Je ne parle pas anglais, Abbas ne parlait pas bien français, et pourtant on arrivait à se parler sans traducteur en voiture ! Je lui parlais en français, plus lentement, il me répondait en anglais et j’arrivais à le comprendre… C’est étonnant !
Lorsqu’il était de passage à Paris, je raccompagnais souvent Abbas chez lui, depuis les bureaux de mk2 à Bastille. C’est moi qui conduisais. Je ne parle pas anglais, Abbas ne parlait pas bien français, et pourtant on arrivait à se parler sans traducteur en voiture !
Marin Karmitz
On arrivait à être connectés, nos idées se complétaient. Il y avait une ligne continue provoquée sans doute par le mouvement de la voiture… Il y avait aussi cet espace extérieur qui permettait des silences et un certain rythme, et qui établissait sans doute le lien…
Comment envisagez-vous votre rôle de producteur et de restaurateur de films ?
MK — J’ai toujours été attaché à ma mission d’éditeur et de marchand de films, il y a une nécessité à garder et transmettre. C’est par cette transmission que l’on peut avoir des œuvres nouvelles. Sans Velasquez il n’y aurait pas Picasso… Le passé doit être vivant, car un passé dans des boîtes cela n’a pas grand intérêt. J’ai mis plus de quinze ans avant de convaincre les autorités iraniennes de laisser sortir les films de la période du « Kanoon » (les premiers films de Kiarostami, produits au sein de l'Institut pour le développement intellectuel de la jeunesse dans les années 1970, ndlr). Nous avons fait un gros travail de restauration mais aussi de sous-titrage, dans des tas de langues. L’œuvre d’Abbas a une portée universelle. Cela me paraît absolument indispensable dans la défense de ce que peut être le cinéma.
Comment Kiarostami est-il perçu en Iran ? La perception de ses films a-t-elle évolué avec le temps ?
MK — Je ne crois pas que les films que nous avons faits ensemble soient plus vus en Iran aujourd’hui, car malheureusement la situation politique là-bas n’a pas beaucoup évolué. Les films de Kiarostami sont explosifs pour un système autoritaire… D’un côté il y a la barbarie et de l’autre, l’humanisme. Lors de son enterrement en juillet 2016 en Iran, il y avait des milliers de personnes, même si les gens n’avaient pas vu ses films. Il a été beaucoup critiqué, notamment par des cinéastes iraniens qui lui reprochaient d’avoir fait des films à l’étranger, en Italie et au Japon (Copie conforme et Like Someone in Love, produits par mk2, ndlr). Like Someone in Love est pour moi sans doute l’un de ses meilleurs. Je pense que les reproches qui lui étaient faits étaient tout à fait injustifiés, il y avait beaucoup de jalousie et des bassesses. En Iran, Abbas ne pouvait pas tourner, pourtant il revenait toujours dans son pays, qu’il ne s’est d’ailleurs jamais résolu à quitter. Cela peut être parfois dangereux d’éloigner un artiste de son terroir… Kiarostami reste le cinéaste iranien le plus connu au monde. C’est lui qui a formé toute la jeune génération de cinéastes iraniens, que l’on porte aux nues et qui ne sont parfois que de simples plagiaires.
Kiarostami reste le cinéaste iranien le plus connu au monde. C’est lui qui a formé toute la jeune génération de cinéastes iraniens, que l’on porte aux nues et qui ne sont parfois que de simples plagiaires.
Marin Karmitz
Quels souvenirs vous gardez de lui ?
MK — Abbas, c’était des silences pleins de vie. Il vibrait, il était présent. C’était quelqu’un de très drôle, d’un humour dévastateur. L’humaniste Kiarostami manque aujourd’hui, il n’a pas assez de successeurs. Avant sa disparition, j’avais déjà du mal à faire des films, surtout depuis le décès de certains cinéastes amis comme Kieślowski ou Chabrol. Avec Abbas, je prenais un plaisir fou à travailler, c’était des grands moments de bonheur… Je n’avais pas envie de faire moins bien, c’est aussi ce qui m’a décidé à arrêter de produire. Kiarostami était d’une aisance incroyable. En salle de montage, on discutait, c’était un vrai compagnonnage. Il me demandait d’être son éditeur, je ne faisais pas le film à sa place, je l’aidais juste à voir des choses que peut-être il ne voyait plus…
Abbas, c’était des silences pleins de vie. Il vibrait, il était présent. C’était quelqu’un de très drôle, d’un humour dévastateur. L’humaniste Kiarostami manque aujourd’hui.
Marin Karmitz
C’est un métier dans lequel il faut rester très modeste, mais c’est un métier qu’il faut savoir faire. C’est dans ces conditions de respect pour l’artiste et pour le cinéma que l’on peut faire de bons films. Ce n’est ni dans la haine, ni dans le mépris, ni dans l’envie de gagner de l’argent. ◼
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Marin Karmitz, photo © Benoit Linero