Les revues, laboratoires de l'histoire de l'art
« J’ai commencé The Little review parce que j’ai voulu une vie intelligente ». Les mots de Margaret Anderson, éditrice extraordinaire d’un des piliers éditoriaux de la modernité du 20e siècle décrivent bien la force des périodiques artistiques et culturels. La revue est un excellent marqueur de l’esprit du temps culturel et de la circulation des images. Objet programmatique par excellence, elle est le laboratoire des théories et des esthétiques, des créativités et des innovations graphiques qui ne cessent d’informer et d'inspirer les pratiques artistiques, éditoriales, voire pédagogiques, contemporaines.
Deux cents revues, vingt-huit histoires courtes sur la vie de quelques titres-phares, quinze récits contextuels qui replacent les différentes dynamiques de production revuistique et près de quatre cents reproductions retracent dans un vaste panorama l’effervescence des revues artistiques et culturelles du long 20e siècle. La sélection présentée dans La Fabrique de l’histoire de l'art traverse la riche collection de périodiques de la bibliothèque Kandinsky du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, en gardant un esprit foncièrement transdisciplinaire et international.
Corpus patrimonial remarquable, le fonds général de périodiques est fort de nombreux titres-phares provenant de fonds d’artistes, architectes ou designers qui l’ont structuré dès le départ : le fonds Vassily Kandinsky, le fonds Jean Prouvé, le fonds du Centre de création industrielle, entre tant d’autres. Il s’est singulièrement consolidé grâce à l’entrée dans les collections de la bibliothèque du Trésor National du fonds Paul Destribats et est régulièrement alimenté par des acquisitions courantes. Ensemble de référence, la collection est souvent mobilisée dans les parcours expographiques du Musée, en contrepoint contextuel au parcours des œuvres. De nombreux projets de recherche ont revalorisé tout récemment le rôle critique majeur joué par les entreprises éditoriales dans la conception, l’écriture et la diffusion des modernités et des avant-gardes. Des bases de données numériques exhaustives donnent à voir des objets souvent fragiles, précaires, éphémères, confidentiels, devenus quasiment introuvables.
Cette collection demeure toutefois peu connue auprès du large public. Avec une multiplicité de voix et de récits, résultat d’une sélection rigoureuse sur un ensemble de presque neuf mille titres, une histoire subjective, nuancée, la raconte, de 1903 à 1969, dans la diversité de ses registres et de ses temporalités : de l’humour caustique des revues Dada à la somptuosité poétique de la revue martiniquaise Tropiques d’Aimé Césaire, des laboratoires du design graphique constructiviste à la prolifération internationale des revues surréalistes et à la longévité des revues d’architecture et de design, de l’irrévérence et de l’inventivité formelle des revues Fluxus jusqu’à l’énergie contestataire des revues expérimentales de la photographie japonaise. De Lajos Kassák à Gio Ponti, de Michel Seuphor à André Bloc, d’Adrienne Monnier à Phyllis Johnson, de Frances Toor à Sophie Tauber-Arp, de Gyula Kosice à Alioune Diop, la liste des éditeurs et directeurs de revues est vertigineuse.
De la virulence pleine d'humour des revues Dada à la verve postcoloniale de la revue martiniquaise Tropiques d'Aimé Césaire jusqu'à l'énergie de Provoke, revue de photographie expérimentale japonaise... autant de voix et de récits révélés dans la sélection présentée dans cet ouvrage.
Les textes restituent à différentes vitesses de lecture ces aventures éditoriales d’exception et mettent en lumière les parcours biographiques uniques d’éditeurs-passeurs. Ils font ainsi revivre les ressorts d’une sociabilité éditoriale à travers les frontières, qui ont durablement façonné l’art du 20e siècle. ◼
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