Le court métrage, art majeur de Cecilia Mangini
En 1948, l'auteure italienne Natalia Ginzburg écrivait un Discours sur les femmes qui résonne encore dans nos chroniques quotidiennes. Ce discours relevait que les femmes ont souvent la « mauvaise habitude » de « tomber de temps en temps dans un grand puits sombre », de se laisser prendre « par une terrible mélancolie et de s’y noyer, haletant pour revenir à la surface ».
Le rêve alternatif interdit, pour les femmes de l’après-guerre racontées par Ginzburg, était de visiter des pays, de s’occuper de la politique, de disposer de leur propre vie, d’être toujours sur la route, d’écrire. Il est possible que la « femme tombée dans le puits » de la souffrance individuelle et de l’isolement ne soit pas si différente de la femme écrivaine-militante-voyageuse. Il est possible que l’une se cache constamment sous l’autre, mais cette image dialectique – le puits / les pays / l’ailleurs – nous aide à imaginer l’épaisseur et le caractère concret de la célèbre « liberté » que la documentariste Cecilia Mangini s’était donnée.
Toujours sur la route, toujours sur les lieux, même à l'âge mûr, Cecilia partait pour filmer, pour questionner, voir, écouter, discuter, connaître, changer. Pour des festivals en présence, des manifestations, des conversations nocturnes, des rétrospectives. Sa première rencontre avec l’image, ou plutôt avec la production d’images, se fait avec un voyage, au tout début de ces mêmes années 1950. Avec un appareil photo Zeiss Super Ikonta, et après vingt heures en bateau à vapeur, elle arrive « dans un port sans jetée. (…) Lipari, identifiée comme l’île aux pierres flottantes, est au sommet de mes désirs ». C’est déjà, comme ce sera toujours le cas, un paysage au travail, un paysage fait de travail. Ensuite, grâce à sa caméra Arriflex, l’image se met à bouger. Ce sont environ quarante court métrages où s’enregistre une mémoire vive, brûlante.
Le court métrage est souvent considéré comme une forme mineure à expérimenter en vue des plus grandes ambitions du cinéaste novice. Pourtant les films courts de Mangini viennent nous montrer à quel point un voyage rapide peut être intense et complet.
Le choix du format court était bien sûr influencé par de nombreux facteurs : le prix de la pellicule ou les diverses formes de censure exercées par l'Italie d'alors. Le court métrage est souvent considéré comme une sorte d’apprentissage, comme une forme mineure à expérimenter en vue des plus grandes ambitions du cinéaste novice. Pourtant les films de Mangini, souvent d’une durée comprise entre dix et quatorze minutes, viennent nous montrer à quel point un voyage rapide peut être intense et complet. Si courts qu'ils soient, ces films ne manquent de rien.
Tout comme aujourd’hui, dans l’Italie de l’époque, le film de genre documentaire – que Mangini avait choisi à jamais – entrait rarement dans les salles de cinéma. Mais cette clandestinité de l’image du réel et son coût modéré (par rapport au cinéma de fiction) assurait une zone de liberté dont elle a toujours fait un usage surprenant.
Les voyages se refont par le montage, le montage aussi se fait par les voyages : la recherche d’archives l’amène à traverser les pays. Elle se heurte à la difficulté d’accès et d’usage des archives nationales, pour ses films de montage, comme La statua di Stalin (1963) et Aux armes, c’est nous les fascistes (1962), se dirigeant vers les archives de la Yougoslavie, de l’Angleterre, de la France et de la Suède… allant même jusqu'à trouver des matériaux dans une ferme du New Jersey. Le documentaire est toujours un effort de recherche qui implique ténacité et mouvement. C’est le montage qui saisit « le langage secret des images qui s’appellent, qui juge impitoyablement leur temps de vitalité, les assemblant dans le rythme cinématographique que les images parfois suggèrent, parfois exigent ». Il saisit ce langage ou il l’invente, en lutte avec la complexité de la réalité sonore et visuelle de ces paysages du travail.
Le documentaire est toujours un effort de recherche qui implique ténacité et mouvement.
Dans son œuvre, les êtres qui habitent déjà cette réalité complexe sont probablement « les points forts de l’intrigue ». Telles sont les femmes ouvrières-mères-filles-paysannes-journalières-émigrées qu’elle rencontre en réalisant son plus grand rêve : rentrer dans le grand corps caché de l’usine italienne, ce « fief inaccessible et ultra privé » (Être femmes, 1965, récemment restauré). Des Pouilles à Milan, ces femmes sous la pression de l’usine, du travail rural, du poids de la famille, apparaissent inquiètes, « obscurément motivées pour comprendre ce qui ne va pas, et refuser de payer les pénalités intériorisées dans l’enfance, à échéance indéterminée ».
Ces personnages du réel se défendent, chacun à leur façon, de la « puissance du négatif dans la vie quotidienne » (De Martino). Par des rituels ou par la magie paysanne, qui est aussi une magie communautaire (cette magnétisante Maria et les jours , 1959) ; avec l’enfance impunie du Mississippi romain (Le Chant des marécages, 1961, mais aussi Étrangers à la ville, 1958) ; en rêvant la mobilité et l’autosuffisance (Tommaso, 1965) ; à contre-jour, en cachant son visage, si ouvriers-activistes en lutte contre une ville devenue pétrochimique (Brindisi 66, 1965) ; avec la rébellion d’un vagabond efficace, que pas tous les éducateurs comprennent (La Bride sur le cou, 1972) ; enfin, avec de puissantes larmes (Stendalì, 1959).
Dans le cadre du documentaire, ces personnages voyagent aussi, en apprenant le rythme d’un plan séquence – un curieux intervalle, qui leur offre une autre façon de se raconter. Les femmes de la ville de Gravina di Puglia se déplacent dans un espace cinématographique, à l’aube, à travers les champs : le cinéma est une usine mais c’est aussi un jeu, il a du sens tant que les questions qu’il rend audibles ont du sens.
Pour être libre, je serai toujours une documentariste.
Cecilia Mangini
Traverser des îles et des pays, du Vietnam à San Basilio – de chez soi on ne voit rien, rien n’est résolu, « on ne prend pas position ». « Pour être libre, je serai toujours une documentariste », car le documentaire permet « l’enquête des phénomènes complexes », voire une remise en question constante du système. On ne voyage pas pour accepter ni pour décrire, le cinéma du réel s’immerge dans le réel pour saboter, si nécessaire, cette réalité « complexe, tordue, avare de satisfactions » que Cecilia a rencontrée dans ces villages, la même qui appartient encore à tant de gens. ◼