Le Centre Pompidou et... Thomas Schlesser
L'idée de raconter l'initiation à la beauté d'une petite fille promise à une cécité certaine lui est venue il y a plus de dix ans, à la suite d'un événement personnel tragique. Depuis, Les Yeux de Mona (paru début 2024 chez Albin Michel, ndlr), son roman en forme de fable philosophique et esthétique, est devenu un phénomène littéraire mondial avec plus de 200 000 exemplaires vendus en France et dans plus de soixante pays. Et Thomas Schlesser, 46 ans, par ailleurs directeur de la fondation Hartung-Bergman, un auteur comblé.
Durant cinquante-deux semaines, tous les mercredis, la petite Mona parcourt avec son érudit et facétieux grand-père les plus grands musées parisiens (Louvre, Orsay, Centre Pompidou), à la découverte des chefs-d'œuvre de l'art classique, moderne et contemporain. Au Musée national d'art moderne, Mona contemple les toiles de Georgia O'Keeffe, Vassily Kandinsky, Jean-Michel Basquiat, Jackson Pollock ou Hans Hartung, les sculptures de Niki de Saint Phalle et Constantin Brancusi, un ready-made de Marcel Duchamp, les installations de Louise Bourgeois ou Marina Abramovic… À chaque fois son papi Henry — « Dadé » comme elle l'appelle, lui donne des clés de compréhension, mais aussi l'occasion de se faire son propre avis. Thomas Schlesser précise : « Les Yeux de Mona, c'est une histoire subjective de l'art. Ce n'est pas la mienne, c'est bien celle du grand-père, qui mélange culture classique et pas de côté, chefs-d'œuvre iconiques et artistes moins connus du grand public. » De Wols à Bruce Conner en passant par Aurelie Nemours, visite guidée de l'éclectique panthéon personnel de Thomas Schlesser.
« Mon premier souvenir du Centre Pompidou est surtout lié au quartier Beaubourg. Quand j’avais 5 ou 6 ans, j’ai été très frappé par la sculpture Le Défenseur du temps, une monumentale horloge à automates de l’artiste Jacques Monestier (inauguré en 1979, ndlr), située à deux pas du Centre Pompidou. Je n’ai pas grandi dans le milieu des arts visuels. J’ai fait des études d’histoire et de lettres, je suis venu à la peinture sur le tard, vers 18 ans. Pour tout vous dire, le Centre Pompidou, je n’y allais pas beaucoup avant d’avoir 25 ans. Mais je me suis bien rattrapé depuis ! Je vis dans le sud de la France mais je viens très régulièrement arpenter le Musée national d'art moderne.
Pour tout vous dire, le Centre Pompidou, je n’y allais pas beaucoup avant d’avoir 25 ans. Mais je me suis bien rattrapé depuis !
Thomas Schlesser
Dans les années 2000, « Traces du sacré » a été un grand choc. Je me rappelle en particulier la présence, en début de parcours, du Grand Chambardement, toile chaotique de 1893 où les symboles chrétiens sont outragés et signée d’un peintre symboliste très peu connu que j’aime beaucoup : Henry de Groux. Sans plus trop savoir pourquoi, mais je crois que c’était un mélange entre un éclairage réduit et une légère surélévation par rapport à la ligne du regard, j’avais trouvé aussi merveilleuse la manière dont était accroché un Carré noir de Malevitch. Quelques années auparavant, deux autres expositions m’ont laissé un souvenir fort : d’abord celle consacrée à Victor Brauner, un artiste surréaliste fascinant tant par la qualité symbolique de son œuvre peinte que pour son destin personnel (Brauner eut un œil crevé par accident, des années après avoir peint Autoportrait à l’œil énucléé, 1931, ndlr). Et puis celle autour d’Aurelie Nemours, dont j’aime par ailleurs beaucoup la poésie. Nemours fait partie de ces artistes abstraites dont la qualité plastique est exceptionnelle.
En 2007, je suis allé voir « Corps, couleur, immatériel », l’exposition Yves Klein, et j’ai été un peu déstabilisé, car celle-ci s’attachait à montrer ce qu’est le processus d’élaboration d’une œuvre — un parti pris qui s’adresse plus aux experts qu’à ceux qui viennent découvrir un artiste. L’atelier, les secrets de fabrication d’une œuvre, cela se faisait beaucoup à l’époque… J’ai trouvé l’exposition passionnante justement parce qu’il m’était impossible de dire si j’avais aimé ou pas ! Autre souvenir magnifique, l’exposition consacrée à la Beat Generation, dont j’ai adoré la scénographie. C’est là que j’ai découvert une œuvre qui est assurément aujourd’hui l’une de mes préférées : Crossroads, de l’Américain Bruce Conner, un pionnier du cinéma expérimental. J’ai moi-même montré cette œuvre l’année dernière au Musée d’art et d’archéologie de Valence, dans mon exposition « L’Univers sans l’homme ». Ce court métrage d’une trentaine de minutes, daté de 1976, reprend des images du premier test de la bombe nucléaire sur l’atoll de Bikini en juillet 1946. L’explosion y est montrée sous vingt-sept angles différents avec une bande-son en forme de collage…
Tout récemment, j’ai vu la rétrospective Gilles Aillaud. C’était merveilleux, bouleversant, inattendu. Ce n’était pas l’air du temps, et c’était une claque.
Thomas Schlesser
Je suis un très grand amateur d’œuvres sur papier et d’estampes, et en 2020 j’ai adoré l’accrochage consacré aux œuvres sur papier de l’Allemand Wols. Chez cet immense artiste, les formats sont assez modestes, c’est par définition une œuvre qui échappe à l’événementiel — et cela me plait. Tout récemment, j’ai vu la rétrospective Gilles Aillaud. C’était merveilleux, bouleversant, inattendu. Ce n’était pas l’air du temps, et c’était une claque. Des regrets ? Peut-être celui d’avoir raté la grande expo Dada en 2005… Ou de n’être pas né à la bonne époque pour avoir pu visiter les mythiques « Paris-Moscou » (1979) et « Paris-New York » (1977). Mais j’ai tellement compulsé les catalogues de ces expositions que j’ai l’impression de les avoir vues ! » ◼
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Portrait de Thomas Schlesser
Photo © Roberto Frankenberg