La revue « Lagon », à l'avant-garde BD
Depuis 2014, la revue indépendante Lagon accueille certaines des explorations les plus audacieuses de la bande dessinée d’aujourd’hui : jouant du contraste entre formats, techniques d’impression et modes d’expression, ses numéros patiemment composés et jamais réimprimés invitent à découvrir comment dessinatrices et dessinateurs s’affranchissent des codes traditionnels pour imaginer d’autres manières de déployer des mondes et de faire récit.
Alors que paraît « Pluie », septième livraison d’une revue dont le titre se modifie à chaque numéro comme un paysage changerait au fil du voyage (« Gouffre », « Torrent », « Plaine »…) le Centre Pompidou a convié Lagon à imaginer sur les cimaises de son sous-sol une revue rêvée : intitulée « Le chemin de terre », la sélection de planches réunies par l’équipe éditoriale prolonge cette démarche expérimentale, en dialogue avec toutes les formes de la création contemporaine.
Qu’ils poursuivent l’aventure (comme Sammy Stein, Séverine Bascouert et Jean-Philippe Bretin), l’aient rejointe récemment (comme Gaspard Laurent), ou l’aient quittée (comme Alexis Beauclair et Bettina Henni), toustes mettent le même soin à faire circuler la parole qu’à composer les numéros d’une revue décidément chorale. Entrelacés, leurs propos témoignent d’une démarche où la poétique est politique, et où l’exigence de multiplier ensemble les ramifications possibles du neuvième art ne se relâche jamais.
Eva Prouteau — La revue Lagon naît en 2014 : pouvez-vous revenir sur son origine, et sur le choix de ce nom ?
Sammy Stein — Tout part d’une rencontre avec Alexis Beauclair au festival d'Angoulême : j'arrive à son stand, lui achète tous ses fanzines, et dans les semaines qui suivent, il me fait part de son projet d’une nouvelle revue de bande dessinée, que nous décidons de lancer ensemble même si nous ne nous connaissions presque pas. Les conditions étaient réunies pour développer ce projet de manière autonome : Séverine Bascouert avait un atelier de sérigraphie à Paris, et Bettina Henni et Alexis avaient monté un atelier riso et reliure. C’est là, dans une maison perdue au bout d’un hameau, à côté d’un champ de cerisiers, que le premier numéro a été finalisé. Quant au nom, il est venu assez rapidement, à partir d’une liste un peu géologique, type rochers et paysages – et avec d’emblée l’idée que, s’il devait y avoir un deuxième numéro, le nom changerait de toute façon, comme une manière de rebattre les cartes à chaque fois et de ne pas se lasser.
Séverine Bascouert — Cela correspondait à un moment où j’imprimais pas mal de choses en compagnie de Sammy Stein, en explorant la complémentarité de nos médiums : il devenait envisageable de concevoir ensemble un objet dont on choisirait de A à Z le contenu et la forme. Pour ma part, j’ai toujours été attirée par les aventures collectives, comme lorsque je faisais de la musique : partir à l'aventure avec mes ami·e·s en tournée, enregistrer des disques ensemble, cumuler l'énergie... L’altérité m’est nécessaire. Et puis, nous savions qu’en imprimant par nous-même, nous pourrions donner le meilleur pour ce projet qui pouvait sembler modeste, mais qui finalement était assez ambitieux : nous invitions beaucoup d’artistes, et dans un temps record, de la reliure à l'impression, de la direction artistique à la diffusion, tout reposait sur nos épaules.
Alexis Beauclair — Très vite, le projet a pris de l’ampleur, dans l’excitation de réunir tous ces artistes, et de représenter une scène artistique aussi vivante tout en affirmant une vision personnelle du médium. Finalement le premier numéro recueillait déjà une trentaine d’artistes internationaux et faisait plus de trois cents pages avec une quinzaines d’encres différentes et plusieurs papiers. C’était un moment enthousiasmant, et une sorte d’alchimie de nos univers et de nos compétences techniques.
Bettina Henni — C’est la proposition d'un livre entièrement fait main qui m’a donné envie de participer à l’aventure. Avec Alexis Beauclair, nous avons imprimé et relié les trois premiers numéros de Lagon, « Volcan » et « Gouffre », puis une partie de « Marécage ». Ensuite la revue à augmenté ses tirages et la quantité de travail n’aurait sûrement pas été tenable. Je n’y ai donc plus participé qu’en tant qu’autrice. C’était quasiment un travail saisonnier, un défi, mais qui avait du sens dans une économie de micro-édition. C’était une belle aventure !
La dimension à la fois plurielle et horizontale semble particulièrement marquée dans le cas de Lagon : chaque numéro semble mettre à l’épreuve la hiérarchie entre les oeuvres présentées pour favoriser plutôt les rencontres entre des styles et des influences, et aboutir à un variété de propositions qui fabrique en même temps un ensemble unique. Comment parvient-on à ce résultat ? Comment fonctionne l’équipe éditoriale de Lagon ?
Jean-Philippe Bretin — C’est un mélange d'intuition et de réflexion. Nous analysons beaucoup les numéros précédents, et la discussion est à la fois très pragmatique (tel numéro était trop grand, pesait trop lourd) et nourrie par nos rêves : des matériaux qu'on a envie d'employer, des impulsions inspirées d’un livre qu'on vient de lire, l’envie de composer une page comme on rendrait un hommage… Nous analysons beaucoup les numéros précédents : après « Gouffre », dont la couverture était en plastique (c’est un matériau que nous n’emploierions plus aujourd'hui) Séverine Bascouert a répliqué avec une surcouverture imprimée à l’encre végétale ! Expérimenter reste notre credo.
Pour nous, questionner les standards, utiliser des effets de fabrication mystérieux ou demander un effort de lecture sont des moyens d’inviter les lecteurs et lectrices à prendre conscience qu’éditer des images et des textes sont des successions de décisions humaines et qu’il n’y a rien de figé, d’automatique ou d’évident. La bande dessinée offre son propre rythme de lecture ou de non-lecture.
Jean-Philippe Bertin, revue Lagon
Gaspard Laurent — Arrivé depuis peu dans l’équipe, le fonctionnement a-hiérarchique m’a paru assez unique : le collectif met tout en commun en permanence, et quel que soit le projet. Qu’il s’agisse du nouveau numéro, « Pluie », ou de l’exposition « Le chemin de terre » au Centre Pompidou, les choix artistiques et techniques reflètent cette volonté du collectif organique, ou chacun apporte son regard propre. Dans notre manière de travailler, nous expérimentons l’idée de dialogue et les propositions non-conformistes sont en permanence au cœur des échanges, de même que la revue mixe avec légèreté, dans « Plaine » par exemple, un artiste internationalement reconnu comme Matt Mullican, et Paul Lemaître, qui est encore étudiant. Cela peut sembler très léger alors qu'en fait, cela représente des heures de réunions de travail, avec la peur du figement, le refus de travailler avec des certitudes, le désir de produire des petits séismes volontaires, de se mettre en danger, de perdre ses repères.
Si votre démarche est expérimentale, ce n’est pas seulement parce que les artistes que vous publiez explorent d’autres manières de lier récits et images : le choix des techniques d’impression, l’attention portée à la matérialité des numéros paraît essentielle, comme une façon de contester la frontière entre art et artisanat. Pourquoi attacher cette importance aux aspects de fabrication ?
Jean-Philippe Bretin — Avec le passage à l’impression offset, il y a tout un travail de préparation des images pour les adapter à des jeux d'encres fluos ou métalliques qui sortent des standards d’impression en quadrichromie. La dimension expérimentale des récits publiés résonne également dans l'impression. Pour nous, questionner les standards, utiliser des effets de fabrication mystérieux ou demander un effort de lecture sont des moyens d’inviter les lecteurs et lectrices à prendre conscience qu’éditer des images et des textes sont des successions de décisions humaines et qu’il n’y a rien de figé, d’automatique ou d’évident. La bande dessinée offre son propre rythme de lecture ou de non-lecture. Je ne crois pas me tromper en disant que dans l’équipe de Lagon, le dessin prime sur la narration; c’est une manière de regarder ou lire la bande dessinée non pas comme un art qui serait l’adéquation parfaite entre un texte et une image, ni du découpage parfait, mais un espace où les écritures visuelles peuvent s’inventer, se redéfinir, fusionner avec d’autres médiums, avec la possibilité d’échouer.
Notre méthode est, à part égale, organique et conceptuelle. J'ai toujours été un peu démoralisé par le peu de liens qu'entretiennent les maisons d’édition de bande dessinée avec le design graphique. J'aime la bande dessinée mais ce n’est pas ma passion, je fais majoritairement des livres pour les artistes contemporains : je suis toujours étonné du fait qu'on n’ait pas les mêmes attentions et exigences de qualité pour une BD que pour un livre d'architecture, de design ou un catalogue d'exposition.
Séverine Bascouert — Au fil du temps, j'ai l'impression d’avoir à veiller de plus en plus à la dimension artistanale du projet. Au départ, on imprimait nous-mêmes, on tenait à ce que l'objet ne nous échappe pas. En évoluant, en augmentant le nombre d'exemplaires, en étant mieux diffusé, on a fait évoluer notre prise sur l'objet, en partie imprimé et relié par un imprimeur offset désormais. Je suis toujours la personne qui rappelle avec insistance qu’on met tellement de temps à fabriquer cet objet, on y met tellement de nous et de notre énergie, qu'on ne peut pas le voir partir avec indifférence dans les mains d’un imprimeur ou d’un diffuseur. Parce qu'il y a un plus grand nombre d'exemplaires, l'insertion d'une partie sérigraphique devient problématique. Comment faire pour qu'elle soit imprimée à mille six cents ou deux mille exemplaires ? La part manuelle était fondamentale dans le projet initial, et je demeure très attachée à l’aspect humain du projet, le geste et la fabrication. C'est un rôle que je ne vais pas lâcher !
Cette façon de travailler semble placer Lagon sous le signe de la démocratie et de la quête d’autonomie ; pour autant, les récits que vous publiez sont très éloignées de la veine documentaire et engagée de la bande dessinée. Diriez-vous que Lagon est une expérience politique ?
Sammy Stein — Le projet a commencé sans argent, et la première question que nous nous sommes posée est la suivante : dans ce type de projet, pourquoi paie-t-on les imprimeurs et imprimeuses mais pas les artistes ? On a commencé à rémunérer les auteurs et autrices au deuxième numéro, et cette rémuneration a augmenté à chaque nouvelle parution. Même si c’est de manière symbolique, c’est une règle que nous nous sommes fixée. Par ailleurs, l'esthétique de Lagon passe en effet par la fiction : le récit documentaire, écho direct d'une réalité politique, est absent de l'histoire de la revue. Comment aborder les actualités politiques d'une manière non manichéenne ? Pour ma part, face à l’horreur et l’inhumanité qui nous submergent, la diversité des imaginaires m'intéresse : j’aime Jean Eustache autant que le cinéma fantastique. Je préfère la poésie, regarder un paysage et penser à des fictions plutôt que de penser à Gérald Darmanin. Le monde est passablement atroce, je n’ai pas envie d'ajouter une couche à l'horreur.
Je préfère la poésie, regarder un paysage et penser à des fictions plutôt que de penser à Gérald Darmanin. Le monde est passablement atroce, je n’ai pas envie de rajouter une couche à l'horreur.
Sammy Stein, revue Lagon
Gaspard Laurent — En même temps, la fiction est profondément politique, on le voit avec des gens comme Bruno Latour et toutes celles et ceux qui, dans le champ de la théorie, défendent la fiction comme un modèle critique efficient. C’est une réponse possible à la frontalité d'Instagram où les choses se revendiquent de manière peu nuancée, où prime l'enjeu de l’instantanéité, l’immédiateté frontale de l'information et de l'expression de soi, y compris dans le positionnement politique. Les artistes choisi·e·s dans Lagon montrent au contraire une capacité singulière à décaler le propos. Là se loge le politique parfois indicible, dans tous les nœuds de ce gigantesque macramé humain, de fils qui s'entremêlent pour créer la toile des nombreux enjeux de cette revue, et notamment son versant économique.
Séverine Bascouert — Je suis toujours plus sensible à la façon dont les gens font les choses plutôt qu'à ce qu’ils disent. Pour nous, l'aspect politique passe par une manière de faire la revue : payer les auteur.ices, défendre une formule collégiale, ne pas sacraliser l’objet pour qu’il bascule dans le fétichisme bibliophile, rassembler un contenu en phase avec notre manière de voir le monde, rester en marge du monde de l'édition traditionnel. Notre approche politique n’est jamais frontale. Toutefois, dans le nouveau numéro « Pluie », Margaux Duseigneur parle de sa manière de vivre en collectif à Uzerche ; et mon histoire traite de météorologie, mais aussi de nostalgie du confinement, et de mise à distance d’un monde dans lequel on ne se reconnaît plus : en nuances, nos propos peuvent être politiques.
Jean-Philippe Bretin — Notre manière de parler de politique est autre : mettre en avant des communautés de pensée, défendre les marges, les modes de vie précaires. Nous publions pas mal de gens assez jeunes, qui ont évidemment les soucis de leur génération, mais nous sommes attentif.ves à mêler différentes tranches d’âge. Nous essayons enfin d’éviter certains travers de l'art contemporain : prendre un.e artiste, en faire une star puis passer à quelqu'un d'autre. Nous recherchons au contraire la continuité. De même, lorsque nous invitons des gens à venir au Centre Pompidou expliquer comment on travaille en collectif, et non pour faire une masterclasse, c'est un geste politique. Nous défendons aussi la non-nécessité de la virtuosité : pas besoin de bien dessiner pour faire de la bande dessinée. Cela sonne comme une lapalissade, et pourtant… L’économie de moyens du dessin, la fragilité, la tentative, l’incertitude sont importants à défendre, quand on constate que la majorité du marché de la bande dessinée va à l’encontre de ces positions.
Gaspard Laurent — Lagon pourrait arriver à un moment de basculement : revue reconnue invitée au Centre Pompidou, épuisée à chaque numéro, etc. Une autre logique économique pourrait se profiler, Lagon pourrait chercher à devenir rentable. Mais ce n’est pas le but de la revue. Ce choix économique est politique.
Pour nous, l'aspect politique passe par une manière de faire la revue : payer les auteur.ices, défendre une formule collégiale, ne pas sacraliser l’objet pour qu’il bascule dans le fétichisme bibliophile, rassembler un contenu en phase avec notre manière de voir le monde, rester en marge du monde de l'édition traditionnel.
Séverine Bascouert, revue Lagon
Durant ces dix ans d’existence, Lagon n’a cessé de se renouveler : comment parvenez-vous à une telle variation des titres, des formats… tout en demeurant impliqués avec constance dans cette aventure ?
Sammy Stein — Lorsque nous commençons à réfléchir à un nouveau numéro, nous prenons tous les numéros déjà sortis, nous faisons un tas, une sorte de pyramide du plus grand au plus petit, et nous regardons ce qui nous manque, comme format, pour avoir LA pyramide parfaite. Peut-être qu'un jour, on fera un livre minuscule pour poser au sommet, l’équivalent d’une clé de voûte ? Le fait de changer de format, de changer d'invité·e·s, de changer de nom, nous incite aussi à revisiter nos principes de travail et rechercher les expériences qu'on n’a encore jamais tentées: des couleurs particulières, une esthétique numérique accrue, ou au contraire un brutalisme plus hostile. Aujourd’hui, nous avons l'habitude de faire des livres : on se trompe moins sur certaines choses. Pourtant, la plupart de nos choix se font de manière organique. La couverture reste un suspense jusqu'au dernier moment ! On aime l’amateurisme, on ne sera jamais organisé.es comme une maison d'édition.
Travailler avec l’équipe éditoriale de Lagon, c’est comme une prolongation de notre amitié. Ce mot, amitié, est essentiel pour comprendre ce projet : la confiance mutuelle, le respect.
Gaspard Laurent, revue Lagon
Gaspard Laurent — Travailler avec l’équipe éditoriale de Lagon, c’est comme une prolongation de notre amitié. Ce mot, amitié, est essentiel pour comprendre ce projet : la confiance mutuelle, le respect. Parfois les chemins s’écartent, Bettina Henni et Alexis Beauclair sont passé·e·s à autre chose, par exemple. De mon côté, je coïncide avec l’équipe sur la conception du livre, du dessin, de la passion de la BD et de l’érosion des frontières, et en général de l'exploration et de la curiosité mais au-delà de ça, l'amitié l’emporte, et j'ai l'impression que tant qu'il y a cette forme de stabilité amicale entre ces trois figures fondatrices, cette qualité relationnelle qui dure depuis dix ans, alors les dix prochaines années seront forcément prometteuses.
En 2024, Lagon fête ses dix ans. Que serait la revue en 2034 ?
Séverine Bascouert — Spontanément, je rêve aux contenus graphiques. Des dessins que je ne pourrais même pas imaginer aujourd’hui, qui seraient totalement fous et renversants. Un mélange de réalité hyper crue avec de l'abstraction pure ? Quant à l’objet, il sera sans doute bien plus contraint par des problématiques écologiques, et peut-être par son poids, parce que la poste sera inabordable ! ◼
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Revue Lagon, numéro « Gouffre », janvier 2017
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