La musique de Pierre Boulez fait vibrer ManiFeste
Pour jouer Anthèmes 2 de Pierre Boulez, il faut deux « acteurs » : un soliste et un réalisateur en informatique musicale, aussi appelé RIM. Mais pour ce concert de l’Ensemble intercontemporain à la Cité de la musique, qui sera marqué par la création de la version pour alto de Anthèmes 2, le duo sera d’une certaine façon élargi au trio. L’altiste de l’ensemble, Odile Auboin, dialoguera avec une partie d’électronique manipulée en temps réel par Augustin Muller, RIM de l'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam), assisté par le RIM historique des œuvres de Pierre Boulez avec électronique, aujourd’hui retraité de l’Ircam : Andrew Gerzso. Il est intéressant de savoir comment une pièce mixte – une pièce instrumentale avec transformations électroniques – se transmet de génération en génération, d’autant que la technologie a beaucoup évolué depuis 1997, date de création de la version pour violon de Anthèmes 2.
Avec Anthèmes 2, nous sommes d’emblée au cœur d’une histoire de transmission. Transmission d’abord de l’idée de l’œuvre grâce au dialogue entre le compositeur et l’interprète, un dialogue qui nous ramène évidemment quelques années en arrière. En 2006, Odile Auboin crée la version pour alto de Anthèmes (pièce pour violon, sans électronique). Au cours de ses séances de travail avec Pierre Boulez, l’altiste comprend très vite que le compositeur, fasciné par le timbre de l’alto et son pouvoir expressif, projette d’aller bien au-delà d’une simple transcription de la partie de violon. Il songe à donner à la pièce une vie différente, renouveler l’espace sonore de l’œuvre, comme il l’avait fait en imaginant en 1997 Anthèmes 2, pour violon et électronique. D’ailleurs, Pierre Boulez reprend, en la transposant, la partie électronique de la sœur jumelle pour violon. Anthèmes 2 pour alto et électronique naît sur le papier (éditions Universal, ndlr) dès 2008. Et pourtant, elle n’a jamais été jouée au concert jusqu’à ce jour…
La pensée musicale de Boulez est si claire, si « puissante », qu’il est possible de mettre à jour, de conserver tout en la modifiant la partie électronique de la pièce, autrement dit de la « porter », en jargon informatique, en restant fidèle à l’œuvre.
Pierre Boulez n’est plus là, et la musicienne se sent pour ainsi dire investie d’une mission : transmettre ce qu’elle a reçu en partage au cours de son compagnonnage avec le compositeur et chef d’orchestre, au sein de l’Ensemble intercontemporain. Odile Auboin a en mémoire l’exigence de Pierre Boulez, son engagement pour la création, et cette idée, qui lui tenait tant à cœur, qu’il fallait jouer, diriger la musique d’un compositeur vivant, avec la même exigence, la même profondeur que n’importe quelle œuvre du répertoire.
Mais la question de transmission dans Anthèmes 2 ne s’arrête pas là. Le jeune réalisateur en informatique musicale de l’Ircam, Augustin Muller, voit dans ce programme de l’Ensemble intercontemporain l’opportunité de reconsidérer l’idée de transmission du répertoire avec électronique, après la disparition des compositeurs. Le défi se situe pour lui surtout sur le plan de la pensée musicale, de la compréhension du texte.
Or, la grande chance qu’ont les réalisateurs en informatique musicale qui interprètent aujourd’hui les œuvres de Pierre Boulez du type de Anthèmes 2, c’est que le compositeur a laissé une partition d’une grande précision. La pensée musicale est si claire, si « puissante », qu’il est possible de mettre à jour, de conserver tout en la modifiant la partie électronique de la pièce, autrement dit de la « porter », en jargon informatique, en restant fidèle à l’œuvre, mais aussi de réaliser une transcription pour un autre instrument, en sachant très bien où l’on va.
Clarté de la pensée, de la notation, et aussi transmission d’homme à homme, de réalisateur à réalisateur, des données électroniques de la partition. Compagnon de route de Pierre Boulez, Andrew Gerzso a collaboré avec lui sur quatre œuvres avec électronique réalisées à l’Ircam. Plus que cela, il a créé la partie électronique de ces pièces, main dans la main avec le compositeur. De Répons (qui fut créé et joué en 1981 au festival de Donaueschingen en Allemagne, ndlr), Andrew Gerzso garde un souvenir impérissable : « Dans la pièce, il y a six minutes d'introduction instrumentale jouées par l'ensemble au centre de la salle. Juste au moment où la partie électronique commençait, la foudre est tombée sur les transformateurs, et tout s'est arrêté ! On avait peur évidemment que les machines ne fonctionnent plus. C’est ce qui s'est produit en effet, mais on a pu les remplacer à la dernière minute, et c’est reparti ! »
Pour réaliser en 1997 la partie d’électronique de Anthèmes 2, Andrew Gerszo a beaucoup échangé avec Pierre Boulez sur chacune des idées musicales de la pièce. Il est par conséquent la personne idéale pour transmettre à un réalisateur de la nouvelle génération tout ce qui fait l’esprit de la pièce et aussi comment elle doit sonner. Musicalement, cette transmission permet au jeune réalisateur Augustin Muller d’éviter des contresens sur l’œuvre. Sur un plan purement technique, il est aussi là pour conserver le programme informatique de la pièce en état de fonctionnement, lui apporter les modifications qui sont nécessaires aujourd’hui, compte tenu de l’évolution des programmes informatiques de l’Ircam.
Compagnon de route de Pierre Boulez, Andrew Gerzso s’est montré tout à fait ouvert aux évolutions nécessaires, respectant par là l’idée de « work in progress » chère à Pierre Boulez.
En plus de cette création autour d'Anthèmes 2, Augustin Muller aura la chance de « jouer » pour la première fois lors de ce concert la partie électronique de Répons, sur laquelle il a fait un travail de relecture, épaulé par Andrew Gerzso. Le défi est d’une autre nature dans cette œuvre spectaculaire, fondée sur l’idée de dialogue entre un ensemble de vingt-quatre musiciens situé au centre de la salle, six instruments solistes disposés autour du public, et un dispositif électronique de transformation et spatialisation du son. C’est cette spatialisation du son qui pose le plus de défis au réalisateur-performeur.
Entre Muller et Gerzso, la transmission s’est faite avec une grande fluidité. Augustin Muller a été saisi par la souplesse d’esprit de l’ancien collaborateur de Pierre Boulez, qui plutôt que de se comporter en « gardien du temple », s’est montré ouvert aux évolutions nécessaires — une vision en accord avec l’idée de « work in progress » chère à Pierre Boulez.◼
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Pierre Boulez, répétition de Répons à l’Ircam, 2004
Photo © Philippe Gontier