Skip to main content

Gurshad Shaheman : « J'aime raconter des histoires. La parole a une place très importante dans ce que je fabrique. »

Dans son dernier spectacle Les Forteresses, le metteur en scène franco-iranien Gurshad Shaheman explore le destin éclaté de trois femmes de sa famille, qui ont vécu et subi les aléas qui ont secoué l’Iran dans les années 1980. Après avoir recueilli leurs témoignages, Gurshad Shaheman nous présente trois monologues, trois récits de vie, qui s’entrelacent et se séparent. Sur scène, sa mère et ses deux tantes racontent ainsi l’histoire de l’Iran à travers leur exil et leur résilience. Rencontre.

± 7 min

Juillet 2018, Avignon, gymnase du lycée Saint-Joseph. Le metteur en scène franco-iranien Gurshad Shaheman présente pendant cinq jours au festival d’Avignon Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète. Pour créer ce spectacle, il est parti à Athènes et à Beyrouth recueillir les témoignages de réfugiés LGBTQ+ afin d'aborder la vie amoureuse et sexuelle de celles et ceux qui ont fui leur pays. Après l’autobiographique Pourama Pourama (2015), l’auteur poursuit son travail singulier sur le partage de l’intime à travers ces fragments documentés de vie d’errance. Sa mère, Jeyran, qui vit à Lille, a fait le déplacement. Sa tante, Shady, installée à Francfort depuis près de vingt ans, a fait sa valise pour les rejoindre dans la cité des papes. Son autre tante, Hominaz, qui vit toujours à Téhéran, a elle aussi pris l'avion pour assister à la représentation. Un événement. Voilà onze ans que les trois sœurs n’ont pas été réunies. Témoin de ces retrouvailles, Gurshad Shaheman est ému de constater à quel point les trois femmes, nées en Azerbaïdjan iranien au début des années 1960, sont restées soudées malgré les revers du destin, l'éloignement et des choix de vie radicalement différents. C'est en regardant déambuler le trio dans les rues d’Avignon qu'est née sa dernière création, Les Forteresses, présentée au Centre Pompidou les 21 et 22 janvier dans le cadre du festival Hors Pistes.

 

L’auteur poursuit son travail singulier sur le partage de l’intime à travers ces fragments documentés de vie d’errance.

 

 

Les Forteresses est tout simplement une invitation dans la famille de Gurshad Shaheman. La mère et les deux tantes de l'artiste sont d'ailleurs présentes sur le plateau dans une scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy inspirée des restaurants du nord de Téhéran où les clients mangent assis sur des lits recouverts de tapis. Trois comédiennes, iraniennes elles aussi, prennent en charge le récit de vie des trois femmes qui s’adressent à Gurshad. Les manifestations contre le Shah, l’espoir de la démocratie, la Révolution islamique de 1979, la guerre Iran-Irak, l’exil en Europe nourrissent trois monologues d'une heure chacun. Pendant ce temps, Jeyran, Shady et Hominaz jouent les hôtes auprès des spectateurs qui dégustent des gâteaux. « Il était essentiel qu'elles soient présentes. Elles donnent toute sa force au spectacle, sinon Les Forteresses ne serait qu'un récit de plus. C'est une question éthique de ne pas séparer les paroles et les corps. » La voix de Gurshad Shaheman se fait seulement entendre à la fin de chaque monologue sous la forme d’un chant en azéri. La musique occupe une place primordiale dans ses œuvres. Les Forteresses est habillée pendant trois heures par une composition électro acoustique de Lucien Gaudion. « J'ai grandi en Iran, au début de la République Islamique, sans musique. Dans mes spectacles, elle pose le cadre, porte la ligne émotionnelle. Elle est une colonne vertébrale. » 

Installé depuis sept ans à Bruxelles, l'homme de théâtre, qui est aussi comédien, enseignant à l'antenne belge du cours Florent et directeur de la compagnie La ligne d'ombre, se revendique plus comme auteur que comme metteur en scène. « Au fil des projets, je me rends compte que ce qui caractérise mon travail, c'est le rapport très fort au récit. J'aime raconter des histoires. La parole a une place très importante dans ce que je fabrique, plus que l'image. Je pense que cela vient de mon enfance. N'oublions pas que l'Iran est la terre des Mille et une nuits. Petit, mon arrière-grand-mère maternelle, une petite dame toute sèche, me racontait des contes de fées. Quand elle n'avait pas le temps, elle me disait que le singe qui habitait au pied de la montagne avait volé son sac d'histoires. » Gurshad Shaheman est né dans la culture azérie et n'a appris le persan qu'en entrant à l'école. « La langue azérie est aujourd'hui réduite à l'état de dialecte. Mais dans les années 1960, l’écrivain Samad Behrangi a réalisé un énorme travail de collecte et de retranscription à l’écrit de récits populaires. J'avais l'intégrale à la maison et je les lisais seul. »

 

J'aime raconter des histoires. La parole a une place très importante dans ce que je fabrique, plus que l'image. Je pense que cela vient de mon enfance. N'oublions pas que l'Iran est la terre des Mille et une nuits.

Gurshad Shaheman


Les spectacles de Gurshad Shaheman édités par Les Solitaires intempestifs sont de véritables œuvres littéraires. Puissants, documentés et émouvants, ses textes peuvent se lire indépendamment de la représentation. Depuis Pourama Pourama (2015), l’auteur développe une méthode de travail proche de la sculpture. « J'ai besoin d'avoir beaucoup de matériaux pour pouvoir tailler dedans, faire un montage. Comme un cinéaste avec des rushes. Je passe beaucoup de temps à triturer cette matière, à la modeler, la manipuler, à la pétrir jusqu'à obtenir la forme finale. Pour Pourama Pourama, j'ai écrit au kilomètre. Pour Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, j'ai réalisé de nombreuses interviews. Pour Les Forteresses, j'ai passé trois jours à m’entretenir avec chacune des femmes, puis encore trois jours avec les trois ensemble. A partir de ces enregistrements, j'ai pris ce qui m'intéressait. » Cette technique d'élagage lui vient de sa formation théâtrale à l’École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille. « On nous avait montré une vidéo du dramaturge allemand Heiner Müller qui disait que pour écrire les textes de l'opéra Medeamaterial, il avait dégraissé. Cette phrase m'avait marqué. L'idée que la création naissait de l'élimination a été une révélation. »

Gurshad Shaheman compose en français, « la langue qu'(il) maîtrise le mieux ». Il est arrivé dans le nord de la France à l'âge de 12 ans avec sa mère. Dans Pourama Pourama, il dévoile avec franchise mais jamais avec impudeur son enfance, sa relation avec son père, son homosexualité, ses rapports sexuels tarifés… Sa compagnie de théâtre s'appelle La ligne d'ombre, en référence au roman de Joseph Conrad. « J'avance sur un fil, entre ce que l'on peut dire ou pas. Je m'intéresse aux récits de l'ombre, en marge de l'invisibilité. Jusqu'à quel point peut-on partager des choses intimes et douloureuses sans agresser son auditeur. Cette frontière est au cœur de ma réflexion. Je n'aime pas la fabrication, le faux. J'ai besoin de croire à la réalité que l'on me montre. J'ai besoin que ce soit crédible. Je déteste être berné. Ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas mentir. Tout le monde peut faire du théâtre. Toute vie mérite d'être racontée. Je veux ramener du vécu sur le plateau, ce qui se vit dans la marge de la société et le mettre en pleine lumière. C'est en créant des liens entre la périphérie et le centre que l'on peut parvenir à faire bouger les choses ».

 

Je n'aime pas la fabrication, le faux. J'ai besoin de croire à la réalité que l'on me montre. J'ai besoin que ce soit crédible.

Gurshad Shaheman


Les Forteresses résonne avec l’actualité dramatique des migrants qui tentent au prix de leur vie de rejoindre l’Europe. L'auteur a mis très longtemps à trouver ce titre. « Pendant deux ans, au moment de chercher des financements, la pièce s'appelait Trois sœurs. Mais cela ne pouvait pas rester. J'ai failli la baptiser Les Océans. À la fin, une de mes tantes dit : “Nous étions toutes trois prises dans nos propres tempêtes / C’est comme si chacune se débattait dans un océan séparé / Sans jamais savoir ce qui se passait dans la vie des deux autres”. L'océan dit quelque chose de la solitude et de l'immensité. Il évoque la notion de frontière. Auparavant, la même tante explique pourquoi elle a décidé de rester en Iran plutôt que de venir en Europe. Elle a trois grands enfants. Elle sait qu'elle ne pourra pas faire venir toute sa famille. Elle dit “[…] Les milliers de kilomètres de barbelés déroulés en cercles concentriques tout autour de l’inaccessible Europe / Je ne peux pas laisser mes enfants de l’autre côté de la ligne pour venir m’enfermer ici / À choisir ma prison, je préfère rester avec les miens”. Le titre Les Forteresses renvoie ainsi à cette Europe barricadée. Elle fait référence aussi à Evin, la prison politique du Shah. Et puis, il y a aussi ce récit de violences conjugales qui se déploie au fil du spectacle. On pense avoir entendu le pire quand ma tante se tourne vers moi et me dit : "J’aimerais vraiment tout te raconter Gurshad / Mais c’est impossible / Il y a des choses que je ne peux raconter à personne / À personne / Des choses qui me hantent dont je ne peux absolument pas parler / Mon cœur est une forteresse de larmes /Je ne peux pas l’ouvrir". Enfin, pour moi, “forteresse” est une forme de superlatif pour parler de ces femmes fortes. » Gurshad Shaheman signe un magnifique hommage à Jeyran, Shady et Hominaz, trois femmes puissantes. ◼