Global Tools, les libres penseurs du design italien
« L’histoire c’est de l’artisanat qu’on fabrique avec des matériaux. » La formule est de Michelle Perrot. Si cette universitaire spécialiste de l’histoire des femmes n’a rien à voir avec le design, elle nous rappelle toutefois que l’histoire, comme récit cohérent, scientifique et basé sur des faits, se construit sur la base de matériaux tangibles que sont les archives. Réalisée dans le cadre d’une bourse financée par la société des Amis du Centre Pompidou, la recherche sur Global Tools puise dans les archives papier et les entretiens oraux pour reconstituer le fil de l’histoire de ce collectif de designers italiens entre 1973 et 1975, sur le temps bref de son existence.
Formé sous l’égide d’Alessandro Mendini et d’Ettore Sottsass, Global Tools rassemble les principaux représentants de la période du design radical en Italie : les florentins Gianni Pettena, Lapo Binazzi, Archizoom et Superstudio, les milanais Ugo La Pietra et Franco Raggi et le napolitain Riccardo Dalisi. Ces figures sont les protagonistes de la révolution du design radical depuis la fin des années 1960, en mettant profondément en doute, dans la théorie comme dans la pratique, l’hégémonie de la doctrine moderniste. En 1973, l’enjeu est alors de transformer l’énergie de cette nouvelle génération en une organisation pérenne, une école alternative dédiée à la transmission d’une nouvelle culture du projet basée sur la libération de la créativité individuelle et sur le retour à l’artisanat.
À l’image de ses membres pléthoriques – jusqu’à une trentaine de participants – aux appartenances géographiques multiples et de son projet de « laboratoires didactiques » itinérants entre Milan, Florence et Naples, le fonds d’archives de Global Tools est éclaté. Les membres ont conservé par devers eux autant de parcelles de cette histoire collective, sous la forme de témoignages en deux dimensions – les archives – ou en trois – les objets. Les fonds conservés par Gianni Pettena à Florence, Ugo La Pietra et Franco Raggi à Milan et Riccardo Dalisi à Naples ont ainsi pu être consultés. Il incombe alors à l’historien.ne de remettre de l’ordre dans cette dispersion en rassemblant virtuellement et intellectuellement l’unité de ce fonds. Cette démarche induit une nécessaire pérégrination sur les lieux de Global Tools.
À l’image de ses membres pléthoriques – jusqu’à une trentaine de participants – aux appartenances géographiques multiples et de son projet de « laboratoires didactiques » itinérants entre Milan, Florence et Naples, le fonds d’archives de Global Tools est éclaté.
La restitution d’un tel travail sous la forme d’une publication occulte bien souvent la matière première qui l’a rendue possible. L’occasion est ici donnée de valoriser les sources consultées, récoltées, voire créées – tel est le cas des entretiens oraux avec les anciens membres – dans le cadre de cette recherche. Mettre face à face les sources, notamment orales et écrites, et les faire dialoguer permet de mettre en lumière le laboratoire de la recherche et de rendre concret la manière dont se construit le propos historique. Les archives revêtent différentes fonctions dont nous donnerons quelques exemples précis, entretenant parfois des liens ambigus avec la vérité qu’elles cherchent à cerner. Il s’agit aussi et surtout de susciter le goût de l’archives chez les historien.ne.s du design.
Donner à voir le provisoire
Poussant à l’extrême l’esprit du design radical qui refuse de se prêter au jeu de la société de consommation et de considérer l’objet fini comme le point d’orgue de la démarche du projet, l’histoire de Global Tools a la particularité d’avoir laissé peu d’objets témoins des activités du groupe. Cette absence de traces est le propre de la performance, à laquelle les membres du groupe ont souvent eu recours. D’autres ateliers collectifs ont certes donné naissance à des formes en trois dimensions, mais la pauvreté voulue de leur matériau les a voués à disparaître. Les archives offrent dans ce contexte la possibilité de combler les lacunes.
Poussant à l’extrême l’esprit du design radical qui refuse de se prêter au jeu de la société de consommation et de considérer l’objet fini comme le point d’orgue de la démarche du projet, l’histoire de Global Tools a la particularité d’avoir laissé peu d’objets témoins des activités du groupe.
Global Tools est par ailleurs un groupe qui produit plus de mots et de textes théoriques que d’objets. Par l’entremise d’Alessandro Mendini, le groupe fait de la revue Casabella la tribune de sa pensée et le pivot de sa stratégie de communication. Cependant, l’historien.ne ne peut pas se fier uniquement à ce que Global Tools a publié pour bâtir un discours historique capable d’aller au-delà des apparences. Le premier rôle des archives, c’est celui de donner à voir le cheminement de la pensée, les étapes intermédiaires et non définitives que l’exposé des conclusions fait nécessairement disparaître. En histoire comme en histoire de l’art, les archives déplacent l’attention sur les options que les protagonistes, volontairement ou non, n’ont pas adoptées. Si le numéro de Casabella de mars 1973 est consacré à la présentation officielle du projet et des membres de Global Tools, certains documents d’archives non publiés et antérieurs à 1973 rendent compte des recherches et tâtonnements. Les archives d’Ugo La Pietra conservent un document intitulé « Premier projet pour la constitution d’une école des arts et techniques populaires » qui semble être une préfiguration de Global Tools.
« […] Il existe au contraire une autre conception de la culture populaire : cette conception découle de la recherche d’un rapport différent entre l’homme et les techniques, et de manière générale entre la culture et la créativité spontanée de l’individu. […] Voici ce qui nous intéresse dans la culture populaire d’hier et d’aujourd’hui, et c’est précisément cet aspect qui nous intéresse pour le futur et non pour le passé déjà mort. […]
Toute l’histoire de l’industrie et du design a contribué à éloigner l’usage des techniques artisanales de l’espace domestique et de la production culturelle en général. L’objet de série a substitué presque partout l’objet fait à la main, la pièce unique ainsi que le prototype d’auteur. […]
Aujourd’hui, un nouvel espace s’ouvre pour ce genre d’activité : l’artiste, dans sa quête d’une fonction plus efficace, redécouvre dans l’activité manuel un moyen immédiat d’expression. De plus, la crise de la société de consommation impose la recherche de produits durables.
Les « arts appliqués » ne se trouvent pas en concurrence impossible avec le design et l’industrie, mais dans une nécessaire complémentarité avec eux.
[…]
L’ensemble de ces considérations, ainsi que la volonté de fixer les phénomènes advenus ces dernières années (de la redécouverte de la créativité aux mouvements d’avant-garde dans le design), nous pousse à imaginer un nouveau type d’école, ou de manière générale d’organisation, que nous appellerons provisoirement « École internationale des arts et des techniques populaire ». […] Une école dans laquelle s’apprennent, s’inscrivent et se réalisent toutes les techniques simples qui sont aptes à développer chez l’individu l’usage de ses propres facultés créatives. En ce sens, l’école ne transmet par une culture à apprendre mais ancre plutôt un processus culturel. »*
Au-delà du contenu théorique que revêt le projet de Global Tools, les archives donnent également à voir l’évolution des réflexions sur l’image du groupe, de son nom à son identité visuelle. Sur un papier à lettre officiel du groupe utilisé comme brouillon, la plume et la pensée d’Ugo La Pietra divaguent. En intervertissant les syllabes, « Global Tools » devient « Toogo balls » puis « Go too balls ! », révélant la part d’ironie et de plasticité du groupe et de son nom. Le marteau sur la trame de pointillés dessinée par l’artiste Remo Buti est passé à la postérité comme l’emblême de Global Tools. Encore une fois, les archives nous révèlent les options alternatives abandonnées, comme ce logo en forme de globe terrestre.
En intervertissant les syllabes, « Global Tools » devient « Toogo balls » puis « Go too balls ! », révélant la part d’ironie et de plasticité du groupe et de son nom.
Ces idées avortées sont parfois lourdes de sens. En optant pour le logo de gauche, le groupe a apparemment choisi d’insiter sur l’idée d’outil – tools – plutôt que sur celle de mondialisation, d’échanges à une échelle plus globale que nationale. Cette évolution de l’identité visuelle met en relief un élèment saillant de l’histoire de Global Tools : si le projet initial était bien in fine de connecter les expériences du design contestataire au delà des frontières de l’Italie, les séminaires ont principalement eu lieu entre Florence et Milan, sans même réussir se déployer au sud de la péninsule comme l’annonçait le programme. Le groupe n’a donc de global que son nom.
Privilégier une approche relationnelle
Plusieurs cercles concentriques de sociabilité coexistent dans ce collectif hétérogène de designers, d’architectes et d’artistes. Il y a les groupes préexistants comme Archizoom, Superstudio et UFO, dont les membres partagent une double affiliation au clan originel et à Global Tools, mais aussi des membres plus jeunes, turbulents et contestataires représentés par Michele de Lucchi (né en 1951) et le groupe Cavart. Ceux qu’Andrea Branzi appelle les « post-radicaux ».
Les archives permettent d’interroger la valeur du collectif et la nature des relations entre les membres. Quelle est la part de conflit et de rivalité dans ce groupe morcelé, ingouvernable et peuplé d’individualités extrêmement fortes ? La correspondance est à ce titre très précieuse ; elle rend possible une approche relationnelle, indispensable pour appréhender l’histoire d’un groupe de créateurs tel que Global Tools. Dans cet extrait d’une lettre d’Andrea Branzi adressée à Ugo La Pietra, on comprend les tensions qui habitent le groupe au début de l’année 1975. Il s’agit d’une période particulièrement difficile pour Global Tools. Jusqu’alors principale source de financement, le galeriste Franco Castelli quitte subitement le navire. L’existence de Global Tools est remise en question, tant d’un point de vue organisationnel qu’idéologique. Les reproches de Branzi à La Pietra font en outre resurgir le thème de l’université et de son rejet profond, un des piliers fondateurs du projet de contre-école de design.
« Cher Ugo,
En effet, le costume universaire reste cloué au dos de ceux qui, comme toi, ne sont plus à l’université. Ce costume, ce mauvais costume, est fait de la certitude lanscinante que tout et tout le monde trâme contre toi, que tout et tout le monde n’attend que le moment de te « tirer dans les pâtes » : tu vois toujours ton prochain prêt à de petites conjurations, à de secrètes alliances et à de mauvais coups de voleurs de poules. C’est un vilain défaut que je t’ai déjà reproché plusieurs fois avec amitié. C’est non seulement un vilain défaut pour celui qui l’a mais également pour ceux qui t’entourent, continuellement suspectés de pauvreté humaine et culturelle. Si tu n’en sors pas, de cette ridicule dimension micro-politique, tu ne sortiras effectivement jamais de l’université. »
(Lettre d’Andrea Branzi à Ugo La Pietra, 27 mars 1975. Archives Ugo La Pietra)
Des archives mystificatrices ? De l’importance de croiser les sources
La troisième fonction endossée par les archives dans cette recherche est profondément ambivalente, rappelant que ces dernières n’ont pas toujours la valeur probatoire qui leur est généralement assignée. Dans le cas de Global Tools, la profusion d’une production documentaire administrative formelle et normalisée est particulièrement étonnante pour un mouvant anti-institutionnel issu de Mai 68. Ces documents sont notamment abondants dans le fonds d’Ugo La Pietra. Celui-ci a en effet occupé la fonction de secrétaire du groupe et géré la partie organisationnelle des activités de Global Tools.
Il est rapidement apparu indispensable de croiser cette masse documentaire atypique pour l’historien.ne du design avec d’autres sources que sont les témoignages oraux des anciens membres. Cette démarche, inévitable pour qui étudie des protagonistes encore vivants, a permis de rectifier la vision administrative de l’existence de Global Tools que donne la seule consultation des archives. Les entretiens oraux permettent d’affirmer que ce montage administratif relève davantage d’un tigre de papier que d’un système véritablement efficace. Voici ce qu’en disent Gianni Pettena, Andrea Branzi et Ugo La Pietra.
Gianni Pettena :
« Ces archives administratives ne reflètent pas la réalité. On cherchait à apparaitre comme une société structurée surtout pour des raisons légales mais également pour “faire sérieux”. C’est une image qu’on cherchait à se donner. Les documents étaient surtout produits en cas d’inspection fiscale. »
Andrea Branzi :
« Global Tools aurait dû avoir un véritable système administratif mais ne l’a pas eu. Chacun faisait ses expériences et ses recherches de manière anarchique. Il y avait au départ le projet de construire un mouvement reconnaissable, solide et commun. Mais ça n’a jamais eu lieu. Global Tools est un mouvement qui en réalité n’a jamais existé. »
Ugo La Pietra :
« Ce sont des chiffres réels d’un point de vue théorique mais ces sommes ne sont jamais arrivées jusque dans nos poches. Les remboursements des frais de voyages indiqués sur ce document n’ont jamais existé. […] Ce sont des documents vrais et sérieux mais ils peuvent être mal interprétés. Il s’agit de projections et non de la réalité. »
(Extraits sont issus des entretiens réalisés par l’autrice avec Gianni Pettena, Andrea Branzi et Ugo La Pietra, respectivement le 1er juin, le 11 mars et le 8 juin 2021).
Dans la mission de l’historien.ne de faire émerger la vérité, la discordance entre la trace écrite, bien souvent produite par l’administration, et le témoignage oral, support de la mémoire collective ou individuelle, se résout souvent au profit des archives, considérées comme seules capables de donner une version objective des faits. Le cas de Global Tools démontre l’exact opposé. Ce sont les entretiens avec les anciens membres qui permettent de sortir de l’ambiguïté entretenue par les archives sur le fonctionnement du groupe et son apparent formalisme. Ces documents administratifs témoignent toutefois d’une autre réalité si l’on accepte de décentrer le regard. Leur raison d’être n’est pas de duper mais de donner à l’écrit une action performative, en insufflant à Global Tools une âme et à ses membres un sentiment d’appartenance que sa brève existence n’aura pas réussi à créer. ◼
Le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou
Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur ou d'une conservatrice du Centre Pompidou, une mission de recherche via l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.
* Toutes les traductions sont de l'autrice
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