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Germaine Richier, l'art et la matière

Formée à la tradition d’Auguste Rodin et d’Antoine Bourdelle, Germaine Richier occupe une place unique dans l’histoire de la sculpture du 20e siècle. En à peine plus de vingt-cinq ans, l'artiste s'affirme comme profondément originale. Son art puissant forge une nouvelle image de l’homme et de la femme, aux identités complexes et changeantes, jouant des hybridations avec le monde animal ou végétal. Sa reconnaissance est fulgurante de son vivant : elle est la première sculptrice à bénéficier d’une exposition au Musée national d’art moderne à Paris en 1956. Focus sur la rétrospective qui lui est consacrée ce printemps, par Ariane Coulondre, commissaire de l'exposition.

± 6 min

L’œuvre de Germaine Richier (1902-1959) occupe une place à la fois unique et incontournable dans l’histoire de la sculpture du 20e siècle. Formée à la tradition d’Auguste Rodin et d’Antoine Bourdelle, l’artiste s’affirme en à peine plus de vingt-cinq ans — des années 1930 à sa disparition précoce en 1959 — comme profondément originale et radicale. Son art prolonge les acquis du métier classique et de la statuaire en bronze tout en participant aux conquêtes essentielles de la sculpture moderne. Son art puissant et émouvant forge après-guerre une nouvelle image de l’homme et de la femme, aux identités complexes et changeantes, jouant des hybridations avec le monde animal ou végétal. Sa reconnaissance est fulgurante de son vivant : Germaine Richier est la première sculptrice à bénéficier d’une exposition au Musée national d’art moderne à Paris en 1956, et l’une des rares artistes femmes à rencontrer un succès international dans les années 1940 et 1950.

Connue essentiellement pour ses dix dernières années, sa sculpture a parfois été réduite à l’image inquiète d’une époque troublée, associée à l’étrangeté surréaliste ou à l’expressionnisme informel. À partir de recherches inédites, l’exposition, organisée conjointement par le Centre Pompidou et le Musée Fabre, entend reconsidérer globalement cette artiste majeure, pour qui « le but de la sculpture, c’est d’abord la joie de celui qui la fait ».

 

Le but de la sculpture, c’est d’abord la joie de celui qui la fait.

Germaine Richier

 

Son travail vibrant de la terre, son expérimentation sur les matériaux, la couleur et l’espace disent sa volonté de créer des sculptures vivantes, à même de saisir l’humain dans sa violence et sa fragilité, de révéler sa vie intérieure et les métamorphoses qui le traversent. De ses premiers bustes des années 1930 à ses dernières expérimentations colorées, l’exposition offre un parcours riche de plus de cent cinquante œuvres, réunissant sculptures, gravures, dessins et peintures. Il montre combien Germaine Richier occupe, comme l’écrivait l'écrivain et critique d'art britannique David Sylvester, une position centrale et cruciale dans la sculpture contemporaine.

Nouvelles images de l’humain

« Plus je vais plus je suis certaine que seul l’humain compte », écrit Germaine Richier. Au cœur de son œuvre, se dresse la figure humaine, les visages et les corps dans leur vérité, tant singulière qu’universelle. Portraitiste renommée, elle sculpte tout au long de sa carrière une cinquantaine de bustes, attachée à saisir la présence et le caractère propre de ses modèles. L’exil de l’artiste en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale marque un tournant.

 

Plus je vais plus je suis certaine que seul l’humain compte.

Germaine Richier

 

Brisant la tradition du bloc, Richier oppose à l’esthétique du lisse le travail vibrant et expressif de la matière. De retour à Paris en 1946, elle modèle L’Orage, être massif et sans visage, tenant « du roc ou de la souche autant que de l’homme écorché ». Ce travail sur le bronze, creusé, déchiqueté et troué, traduit paradoxalement l’illusion de la vie et du mouvement. L’artiste considère ses statues comme des êtres vivants, jusqu’à concevoir des tombeaux de pierre aux formes géométriques pour le couple que forment L’Orage et L’Ouragane.

Nature et hybridation

Ce renouvellement de la représentation passe par une hybridation de l’humain avec les formes de la nature. Nourri par sa fascination pour les plantes, les animaux et insectes qu’elle collecte, son œuvre se peuple de créatures (femme-araignée, homme-chauve-souris…) qui relèvent moins d’un bestiaire fantastique que de l’osmose entre l’homme et le monde animal, végétal et minéral. Cette fluidité du vivant repose aussi sur une hybridation des formes, ses sculptures incluant des objets naturels, débris ramassés dans sa Provence natale : une branche d’olivier pour L’Homme forêt (1945), un morceau de brique pour la tête du Berger des Landes (1951)…

 

Nourri par sa fascination pour les plantes, les animaux et insectes qu’elle collecte, son œuvre se peuple de créatures qui relèvent moins d’un bestiaire fantastique que de l’osmose entre l’homme et le monde animal, végétal et minéral.


De manière totalement inédite, l’exposition présente les sources de sa sculpture, grâce à un ensemble d’objets de l’atelier, petit cabinet de curiosité rassemblant bois flottés, galets, racines, insectes ou sa collection de compas comme des insectes épinglés…


Mythe et sacré

« L’œuvre de Richier est une initiation aux mystères », écrit Jean Cassou en 1956. À l’image de La Montagne, faites d’os et de branches, ses créatures hybrides, proto-humaines, se rattachent aux récits des origines, aux mythes, contes et légendes, dans lesquels ogres, hydres et tarasques oscillent entre le grotesque et le terrifiant. Imprégnée d’un sentiment panthéiste du monde, la sculpture de Germaine Richier est marquée par un sens profond du sacré. Son nom est d’ailleurs associé à ce qu’on a appelé « la querelle de l’art sacré » : le grand Christ de douleur qu’elle réalise pour l’église d’Assy, à la demande du père Couturier, suscite en 1951 un succès de scandale. La représentation étant jugée blasphématoire jusqu’au Vatican, le Christ est banni du chœur de l’église malgré les protestations, et ne retrouvera sa place qu’en 1969, dix ans après la mort de l’artiste. L’exposition présente pour la première fois cette œuvre majeure de l’art sacré, prêtée exceptionnellement par le diocèse d’Annecy.

Dessin et espace

L’exposition met en avant la réflexion de Richier sur les moyens même de la sculpture, en particulier la place du dessin. Le travail graphique est au cœur du processus de création de Richier, qui trace directement sur le corps de ses modèles une « architecture de lignes », adaptation toute personnelle de son enseignement académique. Elle-même pratique intensivement la gravure dans laquelle se déploient ces jeux et variations graphiques. 

 

Le travail graphique est au cœur du processus de création de Germaine Richier, qui trace directement sur le corps de ses modèles une « architecture de lignes », adaptation toute personnelle de son enseignement académique

 

La série des sculptures à fils, développées dès 1946, matérialise la structure géométrique du vivant et ouvre l’œuvre à l’espace du spectateur, tout en créant des effets de tensions et de déséquilibre. L’espace de l’œuvre, la question du socle et du fond, sont très tôt pris en compte par l’artiste qui projette ses figures dans l’espace et intègre les dispositifs de présentation dans ses bronzes. 

 

Matériaux et couleur

Dans les années 1950, Richier mène une intense expérimentation sur les techniques et matériaux de la sculpture. Elle s’empare du plomb, métal malléable qu’elle fond elle-même, utilisé comme la glaise, et au sein duquel elle sertit des morceaux de verre colorés, détournant la technique du vitrail. Elle utilise aussi des os de seiches, matrices dans lesquelles le bronze en fusion est coulé. La couleur prend progressivement une place cruciale dans ses œuvres. Richier demande à ses amis peintres de colorer le fond de certaines pièces : Maria Elena Vieira da Silva et Hans Hartung en 1952-1953, Zao Wou-Ki en 1956. À la fin de sa vie, elle ira jusqu’à peindre et émailler certains de ses bronzes ou plâtres, leur conférant une animation toute nouvelle, à l’image du Grand Échiquier peint, dernière grande pièce de l’artiste et synthèse de sa création, interrompue par sa mort précoce en 1959. ◼