Fred Forest, l'homme-réseaux
Pionnier de la vidéo, dont il est l’un des tout premiers artistes à se saisir en France, Fred Forest a consacré sa carrière à l’exploration des technologies des médias de masse. S’il développe sa première connaissance des réseaux en tant que contrôleur des postes et télécommunications, et utilise la vidéo dès 1967, sa pratique touche la presse, la radio, les réseaux télématiques, le net art ainsi que la réalité virtuelle. Né Claude Forest en 1933 en Algérie, docteur d’État à la Sorbonne et professeur en sciences de l’information et de la communication, il est l’un des fondateurs du Collectif d’art sociologique, ainsi que de l’esthétique de la communication. Par des actions volontiers provocatrices menées auprès d’un large public, le travail de Fred Forest interroge la manière dont les technologies transforment notre environnement social et médiatique. Ses expériences participatives renversent le rapport entre média et spectateur, en incitant ce dernier à se voir non plus comme récepteur passif de l’information, mais comme acteur de sa propre conception. L'artiste explore ainsi le potentiel artistique et émancipateur des technologies de la communication et les limites du rapport de pouvoir qu’elles instaurent sur l’individu. Avant-gardiste, Fred Forest présentait dès 2008 dans l’environnement virtuel Second Life le projet Centre expérimental du territoire et laboratoire social. Et en 2021, il mettait en vente son premier NFT, NFT-Archeology, rappelant la vente aux enchères pionnière, en 1996, d’une de ses œuvres en ligne. Entretien avec un artiste qui tente de déjouer le système de l'intérieur.
On retient souvent l’expression « L’homme média n°1 » lorsque l’on parle de votre travail, expliquez-nous…
Fred Forest — Si vous prenez mes actions une par une, que ce soit pour la communication ou pour la réalisation de l’action elle-même, il y a l’utilisation des médias. D'où ce surnom, que je n'ai pas inventé. En 1972 je suis passé d’illustre inconnu à artiste connu à l’international grâce au Space-Media, l'une de mes premières actions (en Une du supplément arts du Monde, l'artiste avait fait placer un rectangle blanc, 150 cm2 de papier journal, invitant les lecteurs à le remplir puis à le renvoyer au quotidien, ndlr). Vous savez, je suis un artiste, mais je suis aussi un stratège de la communication. En tant que stratège de la communication, je me suis dit que je voulais trouver un espace dans un journal. Il fallait trouver un journal qui soit lu, international, j’ai donc choisi Le Monde. J’ai déposé quarante dossiers auprès d’un critique du journal, qui les a mis dans un tiroir… Comme je suis très pugnace, j’ai aussi envoyé un dossier au service de la publicité du Monde. Je me suis dit que là il y avait des gens qui exploraient l’économie vivante, et qui ne sont pas dans les nuages de l’art contemporain. Ils ont alors fait remonter le projet jusqu’au directeur administratif, et c’est comme ça que le projet a pu se faire. J’aurai mis deux ans pour les convaincre ! J’ai ensuite répété ce principe dans nombreux pays, non seulement dans la presse écrite, mais aussi à la radio et à la télévision. Il y a eu un moment où j’avais même eu l’idée de n'exposer que mes coupures de presse, parce qu’elles sont très symptomatiques de mon travail. En fait, tout au long de ma vie j’ai fait des Space-Media.
Joseph Beuys disait que tout individu est un artiste. Moi, je ne suis pas totalement d’accord, car je pense qu’être un vrai artiste reconnu veut dire aussi être un stratège. Il faut aussi avoir des qualités que les autres ne possèdent pas forcément.
Fred Forest
Pourquoi créer cet espace, ce nouveau territoire de création pour tout le monde ?
Fred Forest — Au-delà du territoire de création pour tout le monde, faire un blanc dans un journal renvoie à la philosophie hindoue. C’est une façon de mettre du rien. Le blanc encourage les gens à s’exprimer ; à dire ce qu’ils n’ont jamais la possibilité d’exprimer. Quant à la question de la créativité, je vous renvoie à Joseph Beuys. Il disait que tout individu est un artiste. Moi je ne suis pas totalement d’accord, car je pense qu’être un vrai artiste reconnu veut dire aussi être un stratège. Il faut aussi avoir des qualités que les autres ne possèdent pas forcément. Ça peut être des qualités techniques, mais aussi avoir de l’imagination. Et puis, plus que tout, avoir de la détermination. Autrement, combien de jeunes abandonnent en cours de route ? Malgré tout, j’en suis un exemple ! Toutefois, je pense que chaque personne a des facultés innées et la volonté de s’exprimer. Pourquoi créer des catégories qui séparent celui qui s’exprime et les autres ?
Pour revenir sur votre travail, parfois votre propos concerne aussi les institutions et leurs dysfonctionnements. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être dans ce rapport critique avec l’institution dans votre parcours ?
Fred Forest — Les institutions, finalement, ne sont qu’au service du marché. Et le marché crée de façon arbitraire et artificielle des valeurs, où ce n’est pas la valeur esthétique mais financière qui représente ces œuvres. On sait bien que, par conséquent, ces valeurs sont manipulées par des financiers. Voilà le monde dans lequel on vit ! Moi, de façon un peu naïve, mais avec une distance aussi, j’attaque tout ça. Et personne ne m’a jamais apporté une réponse valable à mes attaques. Même les artistes ; ils en sont incapables. Parce que je suis aussi dans l’absolu pur de l’éthique. Oui, ils peuvent me dire que j’ai vendu dans des enchères publiques. Mais dans ce cadre-là, j’ai vendu parce que je m’en suis servi comme un support de communication et d’action de la vente.
Les artistes savent bien que le prix qu’on donne à leurs œuvres est attribué d’une façon artificielle ; certains sont sous-estimés, d’autres sont surestimés. Et qui décide tout cela ? Ce sont des financiers. Et ça reflète bien l’esprit de notre époque, où c’est l’argent qui domine.
Fred Forest
C’est un aspect que vous avez tendance à reprocher à la plupart des artistes ; ce que vous considérez comme une compromission dans la vente des œuvres et qui alimente le marché de l’art. Vous considérez que vous n’avez jamais participé à ce marché, et donc à cette forme de « compromission » selon vous…
Fred Forest — Oui, c’est une évidence. Les artistes savent bien que le prix qu’on donne à leurs œuvres est attribué d’une façon artificielle ; certains sont sous-estimés, d’autres sont surestimés. Et qui décide tout cela ? Ce sont des financiers. Et ça reflète bien l’esprit de notre époque, où c’est l’argent qui domine. Les gens me disent souvent : « Tu ne veux pas vendre, qu’est-ce que tu veux alors ? » Je leur réponds que je veux simplement la gloire. La reconnaissance de mes pairs, mes amis, mais aussi du monde entier.
Et qui sont vos pairs ?
Fred Forest — On m’a souvent posé cette question. Moi je me suis inspiré de personne. J’ai vécu trente ans en Algérie, en dehors de toute connaissance, de tout milieu, sinon de livres que j’arrivais à obtenir. J’étais privé d’information. Et quand je suis venu en France, je ne savais même pas qu’il existait des mouvements artistiques, comme par exemple les Situationnistes. Je me suis rendu compte après que je faisais des choses comme eux.
Parmi de nombreuses pratiques qui touchent donc la vidéo, la presse, la radio, les réseaux télématiques, vous investissez également le net art et la réalité virtuelle. Votre création Parcelle Réseau est la première œuvre hébergée sur Internet à avoir été vendue aux enchères en 1996. Vous avez ensuite réinterprété cette expérience très récemment, en 2021, avec l’œuvre NFT-Archeology, qui est désormais dans la collection du Centre Pompidou. Comment avez-vous eu l’idée d’investir le marché de l’art de cette façon ?
Fred Forest — Je réponds à cette question d’une façon évidente. Pour attaquer même d’une façon positive le marché de l’art, il faut avoir un pied dedans. Autrement, on est complètement out. Il faut critiquer l’institution depuis l’intérieur. Au final, ce processus profite quand même à l’institution. Et même les procès que j’ai fait au Centre Pompidou, j’en parle parce que c’est un fait. Pourquoi les cacher ? Ça revient d’une façon positive dans l’image du Centre Pompidou. Une autre chose que j’avais faite au Centre, en 1982 c’était la Bourse de l’imaginaire. Pour cette action, j’avais trouvé comme sponsor Henkel France, un lessivier international. Quand ils sont venus à Paris pour me voir, je leur ai expliqué que le principe de cette action était de faire produire des « faits divers » au public et les renvoyer à travers différents processus dans les organes de presse. Toutefois, ils avaient peur que dans ce contexte, les gens puissent écrire des choses ambiguës inhérentes à la politique, ou des injures. Bien sûr, les choses graves pouvaient être exclues de la publication, mais la permissivité qu’ils auraient montrée en soutenant une action pareille aurait apporté un plus à leur image.
Pour attaquer même d’une façon positive le marché de l’art, il faut avoir un pied dedans. Autrement, on est complètement out. Il faut critiquer l’institution depuis l’intérieur.
Fred Forest
Quels sont les œuvres, selon vous, les plus marquantes de votre parcours ?
Fred Forest — Il y en a plusieurs. Mon mariage par exemple, le Techno-Mariage, en 1999. Pour faire une chose comme ça il faut avoir énormément d’énergie ! De Casablanca à Locarno a été faite au moment où Internet devenait public, en 1995. Cette action est multimédia car j’ai utilisé la télévision, le téléphone, la radio, et Internet. Cela se passait au théâtre de Locarno et j’ai même eu le Prix de la ville de Locarno. Ou encore Julia Margaret Cameron, qui était la recherche d’une personne qui n’existait pas dans différents pays. J’ai fait ça à Toulon en utilisant des médias. J’avais convaincu Var-Matin, un quotidien régional important, de me donner pendant un mois un espace conséquent dans leur journal… Sans payer, car je n’avais pas d’argent pour payer cela. J’avais peu à peu donné une importance à ce personnage qui n’existait pas, en le mettant en situation dans des lieux de Toulon, donnant l’illusion de son existence.
Quel sera le prochain projet, la prochaine « attaque Fred Forest » ?
Je souhaite utiliser toujours mieux la communication, comme je l’utilise par exemple dans ma collaboration avec le centre d’art contemporain WhiteBox, à New York. Ils m’ont donné accès à nombreux réseaux américains, ainsi qu’à leurs espaces où j’ai pu réaliser déjà une exposition en 2018. Vous savez je trouve souvent mes idées la nuit qui précède… Je n’ai pas de projet d’attaque — seulement celui de faire éclater la vérité. ◼
* jusqu'au 22 juillet 2024, niveau 4, espace des collections films, vidéo, son et œuvres numériques