Focus sur... « Nu bleu II » d'Henri Matisse
La série des Nus bleus (1952) reprend une pose de nu assis traitée de nombreuses fois, en peinture mais aussi en sculpture : Nu assis, Olga (1910) ; Nu assis, bras autour de la jambe droite (1918) ; Vénus à la coquille (surtout dans sa seconde version de 1932). Il y a dans cette dernière sculpture, un sentiment d'immédiateté, de présence directe, quelque chose de la grandeur familière de certaines idoles, en même temps que la fusion très élaborée de différents langages pour servir une pensée forte, une vision affermie : à ce point, en 1932, Matisse peut se permettre, sans crainte de n'aboutir qu'à « des groupements de morceaux », d'accentuer des ruptures (jambes coupées, cuisses séparées du torse, cou fragmenté) confiant dans la relation tellement forte qu'il a instaurée entre ces « morceaux ».
Dans les quatre Nus bleus sculptés dans la couleur, il ne s'agit même plus de la réussite d'une synthèse ressentie comme telle. C'est le jaillissement impitoyable d'une forme délivrée dans l'espace. Cela est d'autant plus étonnant que Matisse semble pour une fois se mettre en contradiction — lui qui rie renie jamais rien de sa démarche — avec les propos tenus en 1908 devant les élèves de son académie : « Les articulations, poignets, chevilles, genoux et coudes doivent montrer qu'elles sont à même de soutenir les membres… Il est préférable de mettre l'accent sur l'articulation plutôt que de ne pas l'exprimer avec assez de vigueur. Surtout il faut veiller à ne pas couper le membre aux articulations, mais au contraire à intégrer les articulations aux membres dont elles font partie. N'introduisez pas de vides préjudiciables à l'ensemble, par exemple entre le pouce et les doigts côte à côte. Exprimer par des rapports de masse, et des grands mouvements de lignes en corrélation ».
Composés stricto sensu de morceaux, mais pas désarticulés, les Nus bleus sont peut-être l'aboutissement de la réflexion de Matisse sur la figure dans l'espace.
Dans les Nus bleus, ce sont au contraire les vides, intervenant entre les morceaux découpés, qui mettent l'accent sur les articulations. Ce sont ces vides qui figurent les pleins, le gonflement des volumes (le « plus » d'une jambe pliée qui passe devant la cuisse). Loin de constituer des ruptures « préjudiciables à l'ensemble », les vides inscrivent la figure dans son espace propre, dans une lumière unifiée. Composés stricto sensu de morceaux, mais pas désarticulés, les Nus bleus sont peut-être l'aboutissement de la réflexion de Matisse sur la figure dans l'espace, et le point ultime de sa pratique de la sculpture : la figure ne se dessine plus, close, sur un espace abstrait, neutre et transparent, dont elle se sépare nettement (Nu couché I), elle n'inclut pas une quantité d'espace limitée, précisément dessinée, et qualifiée autrement que l'espace ambiant (les « vides » que dessine et contient La Serpentine). La figure, le Nu bleu, est à présent parcourue d'espace. Non isolée, elle respire dans et par l'espace. Elle fait passage, elle est lieu d'échange et de circulation de la lumière, au même titre que les fenêtres si souvent présentes dans la peinture.
Le Nu bleu est lieu d'échange et de circulation de la lumière, au même titre que les fenêtres si souvent présentes dans la peinture de Matisse.
Pendant cette même année 1952, Matisse compose, pour sa propre délectation, la décoration intitulée La Piscine. Sur une bande longue de seize mètres, mêlés aux créatures marines, les corps des nageuses fendent un élément transparent, sans doute liquide (mais de composition indéfinissable, de l'eau avec de l'air et du cristal) dont ils ne se laissent pas séparer. Dedans et dehors n'ont plus aucun sens, ni pour nous spectateurs, ni pour ces corps fluides, que nous voyons tantôt de côté dans l'eau, tantôt du dessus à la surface, tantôt émergés. Bleu sur blanc, blanc sur bleu, les définitions respectives de la figure et de l'espace sont à chaque moment certaines, à chaque moment incertaines. La forme elle-même absorbe l'espace et y renvoie, dans un mouvement qui résonne dans notre propre corps, et qui prolonge indéfiniment le contenu sculptural (au sens matissien) des Nus bleus. ◼
Texte extrait du catalogue Œuvres de Matisse, établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989
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Papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé sur toile, 103,8 X 86 cm
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