Focus sur... « Le Cri wac-wac », de Farid Belkahia
Se considérant comme « autodidacte », Farid Belkahia affirme que ses « vraies préoccupations sont nées en dehors de toute école ou académie » dont il a désapprouvé l’autoritarisme durant ses années de formation artistique ; d’abord au sein de l’École de Paris (1955-1959), puis à Prague, où il suit des cours de scénographie à l’Académie du théâtre au début des années 1960. Parmi les nombreux thèmes développés par Belkahia durant cette période, les références explicites aux événements politiques de son temps, tels que la guerre d’Algérie ou le débarquement de la baie des Cochons, exprimant à leur sujet indignation et aspirations émancipatrices. Une série d’huiles sur papier dont Les Sévices (1961-1962) et Cuba Si (1961) est emblématique de la peinture figurative expressionniste qui fait le succès de son œuvre au tournant des années 1960.
Inspiré par Munch et le besoin d’exprimer son refus d’adhésion aux idéologies politiques – le communisme en premier lieu –, Belkahia peint Le cri wac-wac (1962), une œuvre qui appartient également à sa période praguoise. Le titre est une référence directe au motif iconique du cri, lequel ouvre du même coup le questionnement sur son traitement plastique. Cette dimension se précise par l’adjonction de « wac-wac », interjection de l’arabe marocain, qui évoque tout à la fois la voix, la parole et l’émotion, que l’artiste cherche à traduire selon des préoccupations intermédiales. Le personnage est réduit à son visage : œil cyclopéen, nez phallique et bouche ouverte, figée dans un cri figuré par une cavité opaque. Ce procédé de l’image jouant sur la fusion figure-sexe est mis en œuvre par Belkahia dès le début des années 1960 avec, notamment, L’homme embrouillé (1961, dessin sur papier), Couple (1960, huile sur papier) et ses diverses versions, ou postérieurement avec ses représentations de corps hybrides qui finissent par mêler les genitalia masculines et féminines en un corps unique. Lala Umtrum (1974, henné sur peau) est un parfait exemple de cette métaphore plastique de l’union amoureuse.
Inspiré par Munch et le besoin d’exprimer son refus d’adhésion aux idéologies politiques – le communisme en premier lieu –, Belkahia peint Le cri wac-wac (1962), et semble y saisir un cri muet, refoulé par les mains de l’artiste apposées sur la surface de l’œuvre.
L’instant représenté par Le cri wac-wac participe d’une temporalité complexe. Il semble que l’artiste saisit cet instant du cri, peu avant que la voix ne se fasse entendre. Un cri qu’il faut donc imaginer muet, refoulé par les mains de l’artiste apposées sur la surface de l’œuvre. Ainsi, l’image situe l’artiste dans un face-à-face susceptible de faire renaître le mythe du bouclier-miroir avec lequel Persée piège la Gorgone, ainsi que la représentation de la Méduse de Caravage. Mais dans le cas de Belkahia, le cri n’interrompt par l’équilibre de la composition dont l’unité est garantie par la rime formelle entre la circularité du visage et de la bouche. Ce sont les mains qui en perturbent l’harmonie en ce qu’elles participent d’une « défiguration » du visage, touché au niveau du regard, et d’une déformation de la surface, liées à l’élaboration matérielle d’une peinture où se mêlent perceptions tactiles et visuelles.
De cette manière, les mains condensent toute la charge émotionnelle de la voix, ainsi que la fonction apotropaïque du geste dont elles procèdent. La main, « el yed » ou « khamsa » dressée et opposée au mauvais œil, apparaît comme un véritable emblème de l’œuvre de Belkahia. Évocation de l’inconnaissable dont les significations ésotériques puisent aux sources de traditions culturelles féminines ancestrales, mais aussi symbole de la création artistique dans une conception démiurgique de l’artiste-artisan, qui s’incarnera dans une série d’œuvres des années 1980 intitulées Mains, véritables synecdoques du corps humain. Greffé au support par empreinte, le motif de la main se conjugue à celui du cri pour articuler les genres : la peinture, se reliant au Grand-art et l’empreinte, associée à une technique. Leur coprésence évoque par ailleurs la pluralité de sens communiquée par le titre, qui semble fonctionner en résonance avec les formes et les processus matériels de création.
Le cri, wac-wac anticipe, sur le plan plastique, les déconstructions à venir qui conduiront Belkahia à franchir la frontière entre peinture et sculpture, à revendiquer la primauté et la subjectivité de matériaux de l’artisanat marocain porteurs d’une puissante charge symbolique.
Derrière l’hybridation plastique se profile l’attaque en règle dirigée contre la définition essentialiste d’un médium et la séparation des arts et des pratiques décriée par Belkahia. De fait, Le cri, wac-wac anticipe, sur le plan plastique, les déconstructions à venir qui conduiront Belkahia à franchir la frontière entre peinture et sculpture dans le contexte de l’École des beaux-arts de Casablanca, qu’il dirige de 1962 à 1974. En effet, à partir de 1963, Belkahia abandonne la peinture figurative expressionniste. Il cherchera à contrecarrer l’influence de l’art majeur – peinture de chevalet et médium de la peinture à l’huile –, dont l’emploi inscrit l’artiste dans une histoire de l’art linéaire. Il revendique alors la primauté et la subjectivité de matériaux de l’artisanat marocain porteurs d’une puissante charge symbolique : le cuivre (à partir de 1963), puis la peau de bélier (à partir de 1975), façonnés manuellement en reliefs biomorphiques, dans un geste chargé du savoir-faire technique de l’artisan. L’abstraction – ou plutôt la non-figuration – apparaît ainsi dans son travail sous un double effet : d’une part, le rejet de la tradition figurative occidentale, et d’autre part, l’adhésion au modèle plastique des arts traditionnels du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, et plus globalement, la fidélité aux techniques et iconographies millénaires. ◼
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Farid Belkahia, Le Cri wac-wac, 1962 (détail)
© Adagp, Paris, 2021