Art brut : les chiffonniers de l'histoire de l'art
Selon la formule du philosophe Georges Didi-Huberman, c’est en « s’inquiétant devant chaque image », avec sollicitude, curiosité, profondeur du regard et de la pensée que la psychiatre et psychanalyste Lise Maurer a mené ses recherches dans le champ de l’art asilaire et de l’Art brut. Se préoccuper d’une vie institutionnelle psychiatrique délaissée au profit du tout médical, s’inquiéter devant chaque création qui y résiste, sont les deux élans qui motivent la création du séminaire « De la trinité en déroute au sinthome », qu'elle mène depuis 2003.
Cette année-là, en juin, Lise Maurer participe aux États généraux de la psychiatrie à Montpellier. Elle explique que cet événement a rassemblé « un très grand nombre de participants traduisant le malaise des professionnels. Malaise de la psychiatrie où l’enfermement inhumain d’autrefois s’est inversé en "externement arbitraire" tout aussi inhumain. Faute d’avoir analysé les causes de la ségrégation, celle-ci fera retour, prédisait Lacan. Elle prend le masque de la gestion du handicap, du nivellement des discours, du recours au tout biologique ». Quelques semaines plus tard, elle se rend au Jeu de Paume à Paris afin de voir les œuvres présentées lors de l’exposition « La clé des champs - Arthur Bispo do Rosario » (2003). Ces deux événements, politique et esthétique, interrogent Lise Maurer. Comment agir collectivement pour continuer à s’inquiéter du visage du monde et du visage de l’autre, du regard de l’autre, des images de l’autre ?
La création du séminaire a été la réponse à ces interrogations et a largement contribué à chercher des formes de dire les œuvres produites en milieu asilaire et les créations d’Art brut en particulier. Une historiographie de l’Art brut, entre autres arts des silenciés, s’est aussi écrite pendant le séminaire, portée par les voix des nombreuses et nombreux participants. Parmi ces voix, il y a celles qui pensent et exposent l’Art brut, depuis les institutions muséales ou culturelles, pensons à Lucienne Peiry, Savine Faupin et Christophe Boulanger ou encore à Barbara Safarova et Bruno Decharme.
Les chiffonniers sont ceux que Charles Baudelaire figure au sein des Fleurs du Mal (1857), dans son poème « Le vin des chiffonniers ». Il y décrit l’image de ces silhouettes du 19e siècle qui passent et ramassent ce dont on ne veut plus :
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.
Et cela alors même que ces chiffonniers sont « [é]reintés et pliant sous un tas de débris ». Walter Benjamin, dans son ouvrage Charles Baudelaire, poursuit la description du chiffonnier : « Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts ». Les « chiffonniers de l’histoire de l’art », ce sont les créatrices et créateurs dont l’œuvre a fait date au cours du séminaire, bien au-delà de celles et ceux que Jean Dubuffet définissait comme des auteurs d’Art brut, en marge de « l’art culturel » – c’est-à-dire à un art valorisé par les institutions culturelles et politiques.
Parmi eux, connus et moins connus dont le séminaire a abordé le travail, il faut citer Aloïse Corbaz, Jeanne Tripier, Constance Schwartzlin-Berberat, Laure Pigeon, Émile Josome Hodinos, Adolf Wölfli, Séraphine Louis, Unica Zürn, Louis Wolfson, Zdenek Kosek, Frank Jones, Robert Walser, Bill Traylor ou encore Arthur Bispo do Rosario. L’étendue de la cartographie déployée durant ces temps de réflexion collective est large et se compose au rythme de l’étude biographique et iconographique des créations.
En nous rendant curieux de ces œuvres, on en apprend davantage sur les événements historiques qui les ont parcourues. Qu’est-ce qui fait symptôme dans le contexte historique et politique dans lequel ces œuvres prennent place ? Par quoi l’œuvre est-elle marquée, affectée ? Si la figure du chiffonnier évoque le geste artistique des créatrices et créateurs eux-mêmes, récoltant les bouts d’une histoire qu’ils recomposent d’image en image, leur cheminement est aussi celui emprunté par les séminaristes. L’œuvre plastique et l’œuvre réflexive se construisent et s’assemblent par la pratique du bricolage. Lise Maurer le pose comme appui théorique au séminaire en référence à Claude Lévi-Strauss. L’anthropologue explique dans La pensée sauvage (1962) que le bricolage « sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements : "odds and ends", dirait l'anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société ». C’est précisément en témoin et acteur d’événements à la fois intimes et historiques que les créateurs et créatrices d’Art brut s’engagent dans leur travail. On pense notamment à Ernest Ménestrier, créateur qui s’est fabriqué le nom d’Émile Josome Hodinos. Dès 1869, il est apprenti chez Tasset, graveur officiel des médailles de la IIIe République. Il prend également des cours de dessin et modelage aux Beaux-arts de Paris. Après avoir réalisé son service militaire à Grenoble, Hodinos « vit la Commune de Paris » à laquelle il prend part. Interné en 1876 à l’hôpital de Ville Évrard, et plus précisément à la Maison de santé qui reçoit les patients payant leur hospitalisation, Hodinos y est traité par hydrothérapie de façon excessive. Ces éléments biographiques sont développés plus en détail par Lise Maurer dans le Fascicule de L’Art brut n° 18 entièrement consacré à Hodinos (1994).
Pensons évidemment à la Première Guerre mondiale qui fait effraction dans le quotidien d’Aloïse Corbaz. Elle est en effet engagée – la polysémie du terme a ici toute son importance – comme gouvernante dans le cercle familial de Guillaume II, empereur d’Allemagne et roi de Prusse, pour lequel elle voue un amour secret et ravageur. Aloïse Corbaz a été happée, ravie, par le regard de Guillaume II. C’est au cours de cette période qu’apparaissent ses symptômes délirants. Elle est internée à l’hôpital de la Rosière en Suisse. À la défaite historique de Guillaume II, fait miroir une bataille psychique qui rythme la vie d’Aloïse Corbaz jusqu’à sa mort.
D’une guerre à l’autre, la figure de l’artiste Theo Wagemann est marquante. Adolescent, il fait la malheureuse rencontre de douaniers qui tirent sur lui alors qu’il exerce une activité de contrebande. Sidéré par l’événement, il devient mutique. Plus tard, alors probablement toujours reclus dans le silence, il est identifié par le régime nazi comme « dégénéré ». Il est sauvé des chambres à gaz par le médecin de famille mais stérilisé dans le cadre du programme d’euthanasie des malades mentaux d’Hitler. Il se met alors à récolter des déchets qu’il accumule chez lui. Sa famille décide de l’interner à 61 ans. Il dessine des représentations d’Hitler ou de dignitaires nazis sur du papier qu’il récupère dans les cuisines de l’établissement où il est interné. Il dessine également des scènes bibliques et des représentations de personnages de l’actualité qu’il découpe dans des magazines.
Interné, terme que l’on emploie pour désigner l’état de fait social des malades peuplant déraisonnablement les asiles. Interné, terme que l’on emploie pour désigner celles et ceux qui ont été enfermés, par le régime eugéniste nazi, dans des camps de concentration.
Interné, terme que l’on emploie pour désigner l’état de fait social des malades peuplant déraisonnablement les asiles. Interné, terme que l’on emploie pour désigner celles et ceux qui ont été enfermés, par le régime eugéniste nazi, dans des camps de concentration. Interné, le terme évoque également les mots de Jean Oury, psychiatre et fondateur de la clinique de La Borde. Jean Oury, filmé par la réalisatrice Martine Deyres, dans Le Sous-Bois des insensés, une traversée avec Jean Oury (2016), explique : « c’est la base de ce qu’on pourrait appeler l’organisationnel, si dans une communauté, un hôpital, il n’y a pas de précaire, c’est un camp. C’est très vite fait que ce soit un camp de concentration, c’est pas loin du tout ça, il faut très peu de choses ».
En 1937, Hitler inaugure à Munich l’exposition « Entarte Kunst » dite de « l’art dégénéré » qui présente des œuvres de l’avant-garde telles que celles de Vassily Kandinsky, Paul Klee et Pablo Picasso. Ces œuvres sont associées à des créations réalisées par des malades mentaux provenant de la collection du psychiatre Hanz Prinzhorn ayant exercé à l’hôpital de Heidelberg en Allemagne. En 1937, depuis l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche en région parisienne, Jeanne Tripier s’oppose à « l’Exposition universelle ». Clairvoyante, elle assimile, en février 1936, l’hôpital de Maison-Blanche et plus globalement, tous les autres asiles, à des « camps de concentration ». Quelques mois plus tard, en septembre, elle qui se dit « prisonnière des boches antiques » annonce : « En activités constantes, les Rois de la terre sont priés d’en appeler à notre Seigneur tout miséricordieux pour le Jugement dernier, 1940. En Mars et Octobre, avec reprise cependant jusqu’en 1942 inclus, l’Univers sera bouleversé de fond en comble par les Gaz délétaires asphyxiants du 2e Plan Lunaire ensoleillé ». En décembre 1936, le Jugement dernier, toujours imminent dans ses écrits asilaires, semble prévu : « Mais alors à ce moment-là, la Terre, serait en feu ! Elle brûlerait ; Ce serait la fin du monde global, Et pourtant, elle est prévue vers 1942 ou 1945 ». Les dires (ici extraits de l’ouvrage Le « Remémoirer » de Jeanne Tripier écrit par Lise Maurer, 1999) et les œuvres des créateurs et créatrices révèlent leur clairvoyance de l’histoire de manière surprenante. Ces créations doivent être appréhendées comme des matières affectées mises en forme par des artistes engagés dans l’existence.
DansLe témoin jusqu’au bout(2022), le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman explore les apports du philologue Victor Klemperer. À cet égard, le séminaire mené par Lise Maurer se veut « tout aussi bien le chroniqueur d’un temps, attentif aux nœuds de ce qui arrive (faits d’histoire), de ce qui s’éprouve (faits d’affect) et de ce qui s’en parle (faits de langue) ». Ce travail collectif a pu s’engager grâce à des intervenantes et intervenants concernés par des œuvres qu’ils ont choisies de présenter. Le séminaire a ainsi permis d’œuvrer à la considération de ces « chiffonniers » de l’art comme sujets de leur histoire, sujets dans l’histoire et sujets de l’histoire. Pour reprendre encore une fois les termes de Georges Didi-Huberman, chacun des intervenants a ainsi pu « s’interroger sur la nécessité du déplacement [plutôt] que sur la légitimité de la "place" » de ces œuvres, a priori, en marge de « l’art culturel ». L’étude des créations d’Art brut a aussi pu mettre en question « l’utilisation faite du visible conjointe aux thèses eugénistes », comme l’explique Lise Maurer en 2009, dans un texte introductif à son séminaire. Aux autodafés répondent ainsi les créatrices et créateurs d’Art brut qui sont également des « donneurs de feux » – terme utilisé par le créateur Jules Leclercq –, d’un autre feu. Le geste des artistes, ramassant au sol les restes d’une histoire personnelle et politique avec lesquels ils se bricolent une existence, est celui du « soulèvement ». Philippe Artières commente, dans son texte « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », l’exposition « Soulèvements » dont le commissariat a été assuré par Georges Didi-Huberman et qui a eu lieu au Jeu de Paume en 2017. Philippe Artières explique à la suite du philosophe Michel Foucault que le soulèvement est « un instant de subjectivation ». Michel Foucault disait alors dans son texte « Inutile de se soulever ? » à propos de la révolution iranienne de 1979 que le soulèvement « n’est ni une révolution, ni une révolte, ni une jacquerie, ni une émotion : c’est le geste par lequel un ou des individus se construisent en sujets historiques ». Au fil des années et des séminaires, de multiples figures de passeurs se sont constituées, continuant toujours de transmettre la flamme d’existences artistiques qui n’en finissent pas de se soulever. ◼
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