Le feuilleton d'Hervé Aubron
L'art et les restes
Que serait un art des restes ? On peut l’entendre au moins de trois façons.
L’activité créatrice ne peut désormais négliger, a minima, ses propres déchets. On n’invite pas ici à stipendier ou simplement mesurer les pollutions matérielles de l’industrie culturelle, à décerner des brevets de sobriété énergétique – quoique cela ne soit pas anecdotique à l’heure des data centers. En revanche, il faut avoir à l’esprit qu’aucune œuvre ou forme n’a désormais d’actualisation définitive, et est sujette à d’infinies variations sur les réseaux, comme autant de chutes dont la prolifération pose question.
Ce sont aussi les ruines des anciens régimes artistiques et créateurs, ce qui reste de l’art, qu’il nous faut investir et éventuellement réagencer.
Ce sont, enfin et surtout, les restes du monde (ses déchets, ses rebuts, ses pollutions, ses corps sacrifiés…) qu’il faut rendre perceptibles : une matière indésirable et encore largement occultée, non à seulement transmuer, et encore moins à « sublimer », mais à représenter ou figurer. Il y a là à inventer un nouveau « partage du sensible », pour reprendre la belle expression de Jacques Rancière.
Critique de cinéma, Hervé Aubron a été rédacteur en chef du Magazine littéraire.
Il a entre autres publié un essai sur le film Mulholland Drive de David Lynch (éd. Yellow Now), Génie de Pixar (éd. Capricci), ainsi que, avec Emmanuel Burdeau et chez Capricci, deux ouvrages consacrés à Werner Herzog : un livre d’entretiens, Manuel de survie, et une monographie à quatre mains, Werner Herzog pas à pas.
Épisode 1
Mardi 2 février 2021, à 17h30
Nos parts maudites
Dans La Part maudite, Georges Bataille estimait que la plupart des grands systèmes symboliques et idéologiques, y compris le capitalisme, ont pour fonction de dénier et stigmatiser les dépenses improductives qui sont au principe même du cosmos : gaspillage du soleil, brûlant continûment et sans mesure, « folle exubérance » de la vie sur Terre, dont chaque nouvelle espèce n’est qu’un luxe supplémentaire.
Ne pouvant se considérer comme une dépense en pure perte, bien des systèmes humains en sont venus à refouler leurs propres déchets, et n’en ont produit que plus, jusqu’à l’embolie que l’on sait. Si l’art a souvent servi de paravent pour dissimuler cette « part maudite », il peut aussi en être l’émissaire, l’oracle ou le révélateur.
Épisode 2
Mercredi 3 février 2021, à 17h30
Énergie : la dépense à l’œuvre
Dialogue avec Marie Lechner
L’euphorie de la dématérialisation qui anima la fin du siècle dernier semble à des années-lumière. Insatiables mangeurs d’électricité, fort calorifères, les data centers apparaissent aujourd’hui comme des haut-fourneaux où les données entrent en incandescence. Matrix est devenu un grille-pain.
Comment prendre la mesure de cette folle dissipation ? Les arts numériques inventent des formes à cet égard, que l’on pourra comparer avec celles d’une autre flambée : celle du pétrole, telle que l’a figurée au 20e siècle cette autre industrie lourde qu’est le cinéma.
Ancienne journaliste à Libération, où elle suivait entre autres les cultures numériques, Marie Lechner est aujourd’hui commissaire d’expositions et responsable des programmes artistiques à La Gaîté Lyrique.
Épisode 3
Jeudi 4 février 2021, à 17h30
Économie : le déchet à l’œuvre
Dialogue avec Nicolas Bourriaud
La modernité artistique a notamment consisté à soutenir qu’il n’y avait pas de bons ou de mauvais objets. Donc aussi à se saisir d’objets qui n’avaient pas droit de cité, de représentation ou simplement de visibilité, et notamment les déchets – de la charogne de Baudelaire à la Merde d’artiste de Piero Manzoni, des Nouveaux Réalistes à Cloaca, la machine à excréments de Wim Delvoye. La question du déchet est-elle pour autant réglée dans l’art ? Non, et c’est heureux, tant cette question est précisément ce qui ne doit être simplement réglé, « derrière nous », en vertu d’un « recyclage » miraculeux. Et d’autant plus que le « déchet » se diffuse et se vaporise désormais partout, autour de nos corps et en eux.
Rencontre avec un critique et théoricien qui s’est dernièrement consacré à ce boléro entre art et déchet, jusqu’à même envisager que l’art n’est peut-être qu’un « objet expulsé ».
Critique d’art et commissaire d’exposition, Nicolas Bourriaud a dirigé le Palais de Tokyo et l’École des beaux-arts de Paris. Il est entre autres l’auteur d’Esthétique relationnelle (Les Presses du réel) et L’Exforme (PUF).
Aujourd’hui à la tête du MO.CO. (Montpellier contemporain), il publiera en mars, dans le sillage de trois grandes expositions qu’il a conçues sur l’art et l’anthropocène, Inclusions. L’esthétique du capitalocène (PUF).
Épisode 4
Vendredi 5 février 2021, à 17h30
Paysages et culture : le champ des ruines
Dialogue avec Diane Scott
La ruine n’est certes pas une préoccupation nouvelle dans l’histoire de l’art : elle fut entre autres l’un des emblèmes du romantisme (à tel point d’ailleurs qu’elle fut largement négligée par les avant-gardes du 20e siècle). En ce début de 21e siècle, elle est redevenue omniprésente, en tant qu’image, mais aussi éventualité, sinon réalité : obsolescence partout programmée, industries et zones urbaines désertées, mythologies post-apocalyptiques devenues des lieux communs, au sens le plus large.
Par-delà leur aspect iconique, les ruines deviendraient-elles un régime généralisé ? Celui de l’art ou celui de nos existences ? S’agit-il d’apprendre à « vivre dans les ruines », comme le conseille l’anthropologue Anna Tsing ?
Critique et psychanalyste, maître d’œuvre de la Revue Incise, Diane Scott a publié en 2019 l’essai Ruine. Invention d’un objet critique (éd. Amsterdam/Les Prairies ordinaires).
Épisode 5
Samedi 6 février 2021, à 17h30
Radiations : écologies de l’imaginaire
Dialogue avec Gregory Buchert
Créer alors ? Inventer un territoire, zoner peut-être en périphérie, exhumer des vestiges, des restes d’œuvres (artistiques ou non ? on ne sait pas), les glaner, les monter ensemble, en faire une cabane ou un monument ? Être un artiste encore ? Peut-être un flâneur ou un chiffonnier, comme le suggérait Walter Benjamin. Peut-être aussi un rôdeur, un stalker plus inquiétant et solitaire. Ou un radiesthésiste, qui sait capter les ondes des choses, des vivants et des morts.
Plasticien et maintenant écrivain, Gregory Buchert a publié cette année son premier livre, Malakoff, chez Verticales.