Werner Herzog, survivre au cinéma
À la fin de l’année 2008, le Centre Pompidou montrait la totalité des films réalisés par Werner Herzog depuis son premier court métrage en 1961, Herakles. Il s’agissait de fêter un retour. Les décennies 1980 et 1990, en effet, n’avaient pas été bonnes pour l’Allemand. Bonnes certes pour ses films ; moins bonnes pour son renom, qu’un excès d’outrances avait fini par mettre à mal. En 2008, Herzog n’avait retrouvé que depuis quelques années la place qui, en vérité, n’a jamais cessé d’être la sienne, celle d’un des très grands cinéastes en activité. On peut dater à 1999 les prémices de ce come-back. C’est l’année d’Ennemis intimes. Dans ce portrait consacré à Klaus Kinski et à l’histoire aussi riche que tourmentée de leur collaboration – sept films ensemble, dont quelques-uns ont définitivement marqué le cinéma moderne –, Herzog s’aperçoit qu’à la cruauté des expériences vécues autrefois s’est substituée la douceur de la remémoration. Début d’une nouvelle époque. Celle-ci se poursuit encore vingt-cinq ans plus tard. En 2024, Werner Herzog n’est pas reparti. Il est toujours parmi nous. Toujours au travail et toujours admiré. Admiré de ceux qui le suivent depuis ses débuts comme de ceux qui viennent de le découvrir. Tout va bien.
En 2024, Werner Herzog n’est pas reparti. Il est toujours parmi nous. Toujours au travail et toujours admiré. Admiré de ceux qui le suivent depuis ses débuts comme de ceux qui viennent de le découvrir.
Ce sont donc cette fois une longévité et une constance que nous fêtons. Herzog n’a pas cessé de tourner, au rythme d’un film par an environ. Comme il l’a toujours fait, il a alterné les fictions et les documentaires, et comme toujours il a donné un certain avantage aux seconds. Écrivain depuis toujours également, il vient de publier en France ses mémoires, intitulés Chacun pour soi et Dieu contre tous, formule que portait déjà en sous-titre un de ses films les plus célèbres, et les plus beaux, Aguirre ou la colère de Dieu (1972). Il estime d’ailleurs que c’est à l’écriture, et non au cinéma, que sa gloire posthume devra son éclat. Herzog a également joué dans des films – par exemple aux côtés de Tom Cruise –, mis en scène des opéras, prêté sa voix à des livres audio pour enfants, été exposé dans des musées et présidé le jury de grands festivals. Oui, vraiment, tout va bien.
Werner Herzog a eu 82 ans le 5 septembre 2024. Il ne saurait donc demeurer l’aventurier intrépide qu’il fut si longtemps, le marcheur infatigable, le grimpeur alerte, l’explorateur insensible au froid, la tête brûlée des tournages dans la jungle ou dans le désert… Non que sa santé donne le moindre signe d’alerte, mais sa position n’a pu qu’évoluer avec le temps. Le seul cinéaste authentiquement mondial – le seul à avoir tourné sur les sept continents – fait désormais figure de vétéran, voire de survivant. Il le sait, et c’est en tant que tel que désormais il filme. Nombre de ceux qu’il a côtoyés ou avec qui il courut le monde, qu’il filma ou aurait aimé filmer sont morts. Moins de vieillesse que de fatigue, de maladie ou par accident. Morts dans l’éruption d’un volcan, attaqués par un ours et sur la chaise électrique. Pas lui, ce dont il doit lui arriver de sourire lorsqu’il repense à l’existence pour le moins téméraire qui a été la sienne. C’est en ce sens que la situation s’est modifiée depuis 2008. Un autre moment s’est ouvert, un moment à la fois nouveau et ancien : le moment du souvenir.
Survivant, Herzog l’est certes depuis son plus jeune âge. Tout son cinéma est arraché à la mort. Sinon à la mort : au désastre, à l’échec, voire à l’exploit si grandiose qu’il pulvérise tout record comme toute mesure. Et d’abord arraché à l’Allemagne de la première moitié du 20e siècle. Il y a au moins deux sens au mot survivant : l’homme qui n’est pas mort et l’homme qui veut vivre une vie plus grande. Ces deux sens ont toujours coexisté chez Herzog. Jusqu’à ce qu’un troisième ne vienne récemment s’ajouter à eux.
Survivant, Herzog l’est certes depuis son plus jeune âge. Tout son cinéma est arraché à la mort. Sinon à la mort : au désastre, à l’échec, voire à l’exploit si grandiose qu’il pulvérise tout record comme toute mesure.
De même, la dimension d’hommage a toujours été présente, au moins depuis Pays du silence et de l’obscurité (1972), où le jeune homme d’alors dresse avec amour le portrait d’une vieille dame aveugle et sourde, Fini Straubinger. Hommage aussi à Dieter Dengler, pilote de l’armée américaine fait prisonnier dans la jungle laotienne en 1966, dans Petit Dieter veut voler (1997). Hommage à Juliana Koepcke, unique rescapée d’un crash aérien au Pérou, dans Les Ailes de l’espoir (2000). Hommages en leur présence et avec leur concours, hommages où les faits sont à la fois rapportés (au passé) et remis en scène (au présent). Herzog en est là quand surgit Ennemis intimes, qui vient une première fois changer la donne : Kinski est mort en 1991, alors que le film est réalisé en 1999. Une distance, nécessairement, se fait. Six ans plus tard, le génial Grizzly Man (2005) précise les choses : non seulement Timothy Treadwell, l’ami des ours d’Alaska, a été dévoré par l’un d’eux deux ans plus tôt, mais le film est composé pour l’essentiel des images tournées par lui lors de ses nombreux séjours. Dans Grizzly Man, Herzog ne fait plus office que de monteur et de narrateur. Rien d’autre, ou peu s’en faut. Tout bascule, désormais. Tout son cinéma passe au passé. À cause des destins, désormais clos, sur lesquels il revient. Exploits accomplis et prodiges réalisés, folies vécues par d’autres que lui et qui ne sont plus là pour en évoquer l’expérience. Et à cause aussi des images auxquelles il est fait appel, appartenant elles-mêmes pour la plupart au passé.
Le seul cinéaste authentiquement mondial – le seul à avoir tourné sur les sept continents – fait désormais figure de vétéran, voire de survivant. Il le sait, et c’est en tant que tel que désormais il filme.
Herzog a réalisé une quinzaine de films depuis 2008. Le Centre Pompidou en propose une petite moitié. Cinq documentaires qui sont autant d’hommages et deux fictions dont il sera question pour finir. Hommages à ou retours sur, coups d’œil rétrospectivement portés sur des réalités ou des personnes qui ne sont plus. Requiems, d’un mot qui figure dans le sous-titre du plus récent d’entre eux, Au cœur des volcans. Dans La Grotte des rêves perdus (2010), Herzog et une équipe réduite au minimum obtiennent l’autorisation de descendre dans les profondeurs de la grotte Chauvet, en Ardèche, afin d’y admirer des peintures rupestres datant du paléolithique. Dans Into the Abyss (2011), il rencontre au Texas des condamnés à mort, ce qu’il avait déjà fait plus longuement pour la série télé Death Row, et se demande comment il est possible de vivre encore quand on se sait, d’une certaine façon, déjà mort. Dans Rendez-vous avec Gorbatchev (2018), ce n’est pas la figure d’un disparu que le cinéaste salue. C’est toutefois avec un homme politique dont la carrière est derrière lui qu’il s’entretient et dont le destin lui importe surtout parce que cet homme ouvrit la voie à la réunification de l’Allemagne. Dans Le Nomade : sur les traces de Bruce Chatwin (2019), Herzog évoque l’écrivain marcheur dont il fut l’ami, qu’il adapta pour Cobra Verde (1987), son ultime collaboration avec Kinski, et qui, à sa mort en 1989, lui légua son sac de marche. Dans Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft (2022) enfin, en salle ce 18 décembre, Herzog rassemble des images laissées par le couple de volcanologues alsaciens morts au Japon en 1991 afin de retracer la double histoire de leur aventure scientifique et cinématographique.
Parce qu’il prit trop de risques et fut parfois incapable de résister, Herzog fut parfois tenu pour fou. Génial mais fou. Trop fou pour être vraiment génial.
Dans ce film, Herzog parle directement de cinéma. C’est une chose à laquelle il répugne d’ordinaire et qui mérite donc qu’on s’y attarde. Il dit son admiration pour les cinéastes que furent Maurice et Katia Krafft, pour la force stupéfiante des images que la passion volcanologique leur inspira. Herzog est pourtant tout sauf un esthète, il ne s’est jamais présenté comme un cinéphile. Dans Au cœur des volcans, c’est bien de lui en tant que cinéaste, malgré tout, qu’il parle à travers les Krafft. L’homme a toujours été discret, il déteste se regarder dans la glace, pourtant il est clair que chaque nouveau requiem lui permet d’affiner une manière d’autoportrait indirect. De quoi s’agit-il dans Au cœur des volcans ? De ce qui fut toujours le centre de son entreprise. D’une très vieille et peut-être indépassable question, celle du rapport entre prise de vues et prise de risques. De la limite à ne surtout pas franchir entre les deux. Herzog juge que les Krafft, à force de se vouloir de plus en plus cinéastes et de moins en moins scientifiques, ont fini par ignorer le danger et donc par franchir cette limite. Il considère en somme que c’est leur volonté d’art, et non un volcan en éruption, qui les a tués.
En quoi cela est-il important ? En quoi cela dessine-t-il la figure du Werner Herzog des années 2010 et 2020 ? Longtemps, lui-même dut se battre avec cette limite, c’est-à-dire avec l’idée que le cinéma doit savoir résister au cinéma, qu’il arrive un moment où il faut consentir à poser la caméra. Parce qu’il prit trop de risques et fut parfois incapable de résister, Herzog fut parfois tenu pour fou. Génial mais fou. Trop fou pour être vraiment génial. Ce temps est révolu. Herzog se pose aujourd’hui en sage. Il a assez vécu, assez osé et assez tourné pour s’estimer en mesure de donner des leçons, fût-ce a posteriori, de prudence. Ce serait ridicule si ce n’était bouleversant. Dans plusieurs de ses films récents, on peut même entendre l’Allemand formuler sa ferme conviction que, de tous les cinéastes au monde, lui seul est sain d’esprit. Folie d’un autre genre, sans doute. Mais folie si belle, et qui dit où Herzog se situe, désormais : dans un après-coup à la fois admiratif et critique de l’exploit qui est aussi un après-coup du cinéma. Après-coup de son cinéma, sans doute, qui a de moins en moins besoin de partir lui-même à l’aventure. Après-coup aussi de tout le cinéma considéré comme un art, puisque cet homme qui ne s’est jamais voulu auteur a trouvé le plus efficace moyen de ne pas l’être : en réalisant des films avec les images des autres. Superbe exception de Herzog : sa grandeur comme cinéaste est inséparable d’une réticence, voire d’un désintérêt envers le cinéma. Elle l’était hier, elle l’est encore davantage aujourd’hui. C’est bien pourquoi, entre autres choses, la beauté de ses documentaires n’a jamais eu à pâtir de leur facture volontiers conventionnelle, ni le charme de sa voix off de la parfaite monotonie de son timbre.
Superbe exception de Herzog : sa grandeur comme cinéaste est inséparable d’une réticence, voire d’un désintérêt envers le cinéma.
Un mot enfin – à peine un post-scriptum – sur les deux fictions au programme, Bad Lieutenan : Escale à la Nouvelle-Orléans (2009), avec Nicolas Cage dans le rôle occupé en 1993 par Harvey Keitel chez Abel Ferrara, ensuite Dans l’œil d’un tueur (2009), avec notamment Michael Shannon, Chloé Sevigny et Willem Dafoe. Deux films à part dans une filmographie couvrant pourtant une impressionnante variété de registres. À part, ces deux films le seraient en vérité dans n’importe quelle filmographie. Ils ne ressemblent à rien de connu. On a souvent dit qu’Herzog ne savait pas raconter les histoires. Ce n’est pas faux. Que le documentaire lui réussit au fond mieux que la fiction. C’est sans doute vrai. Il n’empêche : son Bad Lieutenant et Dans l’œil d’un tueur montrent qu’il peut être aussi un formidable cinéaste de polar, le premier surtout, où la vérité hallucinée de son cinéma – ou plutôt, selon sa formule, la vérité extatique – trouve en Nicolas Cage une de ses expressions les plus inoubliables. ◼
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La Grotte des rêves perdus, de Werner Herzog (2011)
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