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Lili Reynaud Dewar : « Je crois que les manières de faire de l’art doivent changer constamment. » 

Performeuse et danseuse, Lili Reynaud Dewar est la lauréate du prix Marcel Duchamp, édition 2021. Elle se nourrit de l’histoire des cultures militantes et alternatives, convoquant dans ses œuvres des figures de résistance comme Joséphine Baker, Jean Genet ou encore Guillaume Dustan. Au Centre Pompidou, elle présente son projet « Rome, 1er et 2 Novembre 1975 », qui revient sur les derniers jours du cinéaste et écrivain Pier Paolo Pasolini, juste avant son assassinat. Rencontre.

± 11 min

Née en 1975, Lili Reynaud Dewar se nourrit de l’histoire des cultures militantes et alternatives qu’elle a notamment pu convoquer à travers des figures comme Joséphine Baker, Guillaume Dustan, Jean Genet, Sun Ra ou Cosey Fanni Tutti. Son œuvre prend principalement la forme de performances, de sculptures, de vidéos et d'installations. À l’occasion du prix Marcel Duchamp, son projet « Rome, 1er et 2 Novembre 1975 », initié alors qu’elle était pensionnaire à la Villa Médicis, revient sur les derniers jours du cinéaste et écrivain Pier Paolo Pasolini, de sa dernière interview à son assassinat. Une vingtaine de proches de l’artiste y incarnent le cinéaste et le jeune Giuseppe Pelosi dans une installation vidéo chorale, glissant du destin du réalisateur aux parcours de celles et ceux qui lui redonnent aujourd’hui corps.

 

Parlez-nous du travail que vous présentez pour le prix Marcel Duchamp.
Lili Reynaud Dewar –
Il s’agit de plusieurs films pensés en écho et travaillés selon la technique de la répétition que j’affectionne. J’ai commencé à y réfléchir en 2018, les tournages ont commencé le premier janvier 2019 à Rome à la Villa Medicis et sont étalés jusqu’en septembre 2019 à Okayama, dans le contexte de l’exposition de Pierre Huygue, If the Snake. Les montages ont commencé un peu après le début des tournages et se sont prolongés jusqu’à cet été 2021, car il existe mille possibilités pour ce film choral, qui regroupe vingt-quatre de mes proches, relations de travail ou membres de ma famille. En m’inspirant librement d’un biopic d’Abel Ferrara, un de mes réalisateurs favoris, je leur ai demandé d’incarner chacun et chacune à leur tour les figures de Pier Paolo Pasolini et de son jeune amant Pino Pelosi, qui s’accusa de son meurtre, avant de se rétracter des décennies plus tard. J’ai aussi réalisé avec les acteurs et actrices du film de longs entretiens biographiques qui seront diffusés dans l’installation au Centre Pompidou, sous forme de livrets individuels que l’on pourra lire sur place ou emmener chez soi. 

 

Comment êtes-vous devenue artiste ?

LRD – J’ai d’abord étudié le droit public à l’université Panthéon Sorbonne. Après avoir obtenu ma maîtrise, je me suis inscrite en troisième cycle de libertés publiques à Nanterre, dans l’intention de faire de la recherche sur les prisons. À l’époque, je ne connaissais pas encore les écrits d’Angela Davis sur le sujet, mais j’avais un peu lu Foucault et je voulais travailler depuis une perspective historique: comment le concept de privation de liberté s’est-il forgé et comment, et pourquoi s’est-il imposé comme une réponse pénale unique. Aujourd’hui, il y a par exemple les écrits de Gwenola Ricordeau qui réfléchissent à l’abolitionnisme carcéral, qui vont dans le sens de ce qui m’aurait intéressée il y a plus de vingt ans, à la fin des années 1990. Mais je ne suis pas allée au bout de cette recherche, d’ailleurs je n’ai même pas commencé ce troisième cycle. J’étais un peu paumée. J’ai passé un an sans rien faire, puis comme mes amies étaient toutes aux beaux-arts, j’ai décidé d’y aller aussi. Je procède souvent par imitation… Je suis donc partie à Marseille, où je ne connaissais personne, pour faire les beaux-arts. Puis, j’ai rencontré des artistes, comme Saâdane Afif, et j’ai compris qu’il y avait dans le fait d’être artiste une tension étrange entre un certain individualisme et le fait de faire groupe, communauté. C’est toujours à travers les œuvres des autres que l’on se forme, envers elles que l’on se positionne – on n’est jamais seule – et cette manière de procéder pour « devenir » à son tour artiste – en forgeant évidemment une position singulière – m’a beaucoup plu. 

 

C’est toujours à travers les œuvres des autres que l’on se forme, envers elles que l’on se positionne – on n’est jamais seule – et cette manière de procéder pour « devenir » à son tour artiste, en forgeant évidemment une position singulière, m’a beaucoup plu. 

Lili Reynaud Dewar

 

Comment travaillez-vous ? Vous rendez-vous chaque jour dans un atelier ? 
LRD –
Pas du tout. L’atelier n’est qu’un des lieux dans lesquels je travaille. Récemment, je l’ai d’ailleurs reconverti en un décor pour un film au long cours que je tourne avec plusieurs groupes de personnes sous le nom de Gruppo Petrolio. Je travaille aussi dans les rues de ma ville ou d’autres villes, où je fais des repérages pour des films à venir dont je ne connais pas encore les scenarii. Je travaille chez moi avec mes livres, dans les écoles d’art avec mes étudiantes et étudiants, dans des chambres d’hôtel, dans les musées dans lesquels je danse. J’aime que les lieux de mon travail soient instables, mouvants, en fonction de ce que je veux faire. Surtout, ne jamais m’installer.

 

Quelle œuvre d’art vous a le plus marquée ?
LRD –
L’œuvre de l’artiste afro-américaine Adrian Piper, en particulier la pièce Untitled at Max Kansas City, 1970. C’est une performance de jeunesse, dans laquelle elle se promène dans un bar – à l’époque très prisé de la scène artistique new-yorkaise – les yeux recouverts d’un masque et les mains gantées de cuir noir, cherchant par ce geste à s’isoler du contexte social et glamour de l’art, et à ne subir aucune influence. J’aime l’aspect très passif-agressif, voire snob, de cette œuvre d’une extrême simplicité, qui rend visible la construction sociale et collective de l’artiste. L’artiste est un produit d’un contexte spécifique. Pour autant, chercher à transgresser, par des modes d’être et de vivre, cette évidence, me semble crucial.

 

L’artiste est un produit d’un contexte spécifique. Pour autant, chercher à transgresser, par des modes d’être et de vivre, cette évidence, me semble crucial.

Lili Reynaud Dewar

Comment la danse a-t-elle pris une place si importante dans votre travail ? 
LRD –
J’ai longtemps travaillé avec des performeurs que je choisissais parmi mes amis et ma famille, comme des sortes d’alter egos ; je les mettais en scène très légèrement, m’appuyant sur leur personnalité propre et faisant confiance à leur charisme, leur savoir-faire et leur savoir bouger. J’ai estimé qu’il fallait qu’à mon tour je m’expose, en quelque sorte pour leur rendre ce qu’ils et elles m’avaient donné. Je me suis rappelée alors que j’avais beaucoup dansé, de l’âge de 6 à 16 ans. Et j’ai recommencé, d’abord à danser dans mon atelier, puis dans les lieux où était exposé mon travail. J’ai estimé que cette expérience serait intéressante dans le temps et la répétition, comme un projet au long cours, qui permettrait non seulement de voir une évolution des expositions et des lieux dans lesquels je danse, mais aussi de mon corps et ma gestuelle.


Pensez-vous faire de l'art politique ? 
LRD –
Je ne me suis jamais formulé clairement que je faisais de l’art politique. Je ne crois d’ailleurs pas vraiment à cette catégorie en tant que telle, je crois plutôt à des manières de faire, des processus qui sont politiques, comme donner la parole à celles et ceux qui m’entourent, faire entendre des projets politiques de figures du passé, et les réintégrer dans le présent à travers des décalages et des réinterprétations, ou encore témoigner à travers mes vidéos de danse des conditions sociales et pratiques qui constituent et consolident les institutions artistiques aujourd’hui. Tout cela ne vient qu’en le faisant, à travers l’expérience et dans la durée, et ne procède jamais de décisions a priori. Je ne crois pas que l’art et les artistes puissent changer les choses. Je crois en revanche que les manières de faire de l’art doivent changer profondément et constamment. Je suis intéressée par les pratiques artistiques qui formulent une analyse critique de leurs conditions d’existence et d’apparition, rendent visibles voire transgressent les politiques actuelles de l’affect, du corps, de la communauté, du droit, des institutions, etc. 

 

Je ne crois pas que l’art et les artistes puissent changer les choses. Je crois en revanche que les manières de faire de l’art doivent changer profondément et constamment.

Lili Reynaud Dewar

Vous enseignez, quelle est la place de l'enseignement dans votre travail ?

LRD – J’ai commencé à enseigner très tôt, si bien que cette activité à toujours coexisté aux côtés de ma production artistique, disons, plus individuelle. D’une part, j’apprécie le fait que mon temps ne puisse être entièrement consacré à ma propre « carrière », je trouve cela extrêmement rassurant et relaxant de consacrer plusieurs journées par mois au travail d’autres artistes, et d’être payée pour une activité aussi passionnante. D’autre part, la transmission me semble être une des fonctions propres à l’art. Enfin, j’aime l’instabilité de l’enseignement : il faut toujours trouver de nouveaux procédés pour ne pas s’installer dans un académisme, créer de la vitalité, de la vie, des relations qui puissent de part et d’autre du rapport professeur(e) étudiant(e) compter pour longtemps. C’est presque en contradiction avec ce que je viens de dire, mais nous formons avec les étudiantes et étudiants des collectifs temporaires, qui n’ont pas vocation à être pérennes au-delà du temps de leurs études, à être sans cesse renouvelés, et cela me plait. Mon cours s’est longtemps appelé « Enseigner comme une adolescente » : l’enseignement est probablement l’endroit où j’arrive le mieux à échapper à la dimension normative et statique du mot « adulte ».

Pensez-vous qu'il soit nécessaire pour les artistes d'aujourd'hui de pouvoir parler de leur travail, plutôt que de simplement le faire ?

Je pense que cette question ne peut être pertinente que si l’on pose celle du contexte d’énonciation de la parole d’une artiste : je ne m’exprime pas de la même façon si je réponds par exemple à vos questions, destinées à être reproduites dans un contexte institutionnel et promotionnel, ou si je m’exprime à l’intérieur d’une relation de travail avec une personne avec laquelle je développe un projet de film ou d’exposition, ou encore si je m’exprime dans le contexte d’une discussion privée avec un ou une artiste dont j’apprécie le travail, ou encore lorsque je parle de mon travail avec mes étudiantes et étudiants. Il me serait difficile de généraliser, mais oui, je dois admettre que j’apprécie les artistes qui ont une capacité de discussion, d’analyse et de déconstruction qui leur évite de mythologiser leur travail et leur condition d’artiste.

 

Sur quoi travaillez-vous ?
LRD –
Sur Gruppo Petrolio, un film d’une quinzaine d’heures en plusieurs épisodes qui met scène plusieurs groupes de jeunes gens occupés à préparer des actions contre des emblèmes du capitalisme écocide, notamment dans le domaine industriel et technologique, et en particulier à Grenoble, modèle de la technopole du futur. L’inexpérience et les échecs de ces personnages sont un ressort comique du film, mais celui-ci est aussi parfois ésotérique, voire opaque. On y voit les protagonistes s’attaquer à la lecture de l’œuvre Pétrole de Pier Paolo Pasolini. Pétrole est inachevé et fut publié de manière posthume, c’est un roman composé de fragments très hétérogènes, passant de la fable au journalisme d’investigation, jusqu’au récit érotique. Le roman met en scène un ingénieur dans le domaine des recherches pétrolières, Carlo, qui se dédouble d’un érotomane. Lui et son double traversent l’Italie des années soixante et soixante-dix, ses tensions politiques et attentats, son boom économique, les changements qui s’ensuivent, notamment sur la nature, le paysage. En ce sens, Pétrole est annonciateur des luttes actuelles autour de l’écologie. Les deux Carlo se transformeront au cours du récit, en femmes, puis de nouveau en hommes et effectueront une sorte de voyage initiatique au sein d’une modernité envisagée par Pasolini, comme on le sait, comme mortifère.

 

 

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d'exposer ici, au Centre Pompidou, dans cet espace d'exposition particulier, avec les trois autres artistes nommés ?
LRD –
Je suis très heureuse de pouvoir montrer cette œuvre à Paris, une ville où vivent tant de personnes à qui je souhaite montrer mon travail. J’ai une affection particulière pour le Centre Pompidou, où je traînais lorsque j’étais adolescente, et où je venais avec mes parents quand nous passions quelques jours à Paris, une ou deux fois par an, (Lili Reynaud Dewar est née à La Rochelle, ndlr). Et où j’ai vu beaucoup d’expositions qui m’ont profondément marquée. Et je suis fière de pouvoir montrer mon travail aux côtés de Julien Creuzet, Julian Charrière et Isabelle Cornaro car j’admire leur travail et leur engagement. Nos pratiques sont très différentes les unes des autres, et je me réjouis de cette hétérogénéité. 

 

J’ai une affection particulière pour le Centre Pompidou où je traînais lorsque j’étais adolescente et que je venais avec mes parents passer quelques jours à Paris, une ou deux fois par an. Et où j’ai vu beaucoup d’expositions qui m’ont profondément marquée.

Lili Reynaud Dewar

 

En quoi croyez-vous ? 
LRD –
Je crois en des manières stratégiques, pratiques, intellectuelles ou opportunistes de lutter à plusieurs contre le capitalisme et toutes les formes de dominations qu’il incarne. ◼

Prix Marcel Duchamp 2021
Julian Charrière, Isabelle Cornaro, Julien Creuzet, Lili Reynaud Dewar

Du 6 octobre 2021 au 3 janvier 2022 
Galerie 3 et 4  

 

Crée en 2000, pour mettre en lumière le foisonnement créatif de la scène artistique française, le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. 

 

Ce partenariat fidèle entre l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) et le Centre Pompidou s’inscrit résolument dans une volonté de mettre en valeur la scène française auprès du plus grand nombre et d’affirmer le nécessaire soutien à ces artistes dans un contexte d’autant plus marqué par la pandémie.