Skip to main content

Jake Lamar, écrivain : avec Ted Joans, souvenirs d’une « vie-poème » à Paris

INÉDIT ► Écrivain et journaliste né dans le Bronx, Jake Lamar a bien connu Ted Joans lorsque ce dernier vivait à Paris, dans les années 1990. Le peintre et poète surréaliste est même devenu son mentor, lui offrant ce que Lamar appelle une véritable « Teducation sentimentale ». À l'occasion de l'exposition « Paris noir », qui présente plusieurs œuvres de Ted Joans, l'auteur évoque, dans ce texte inédit, sa relation d'amitié avec celui qui fut l'un des rares artistes afro-américains proche du mouvement de la Beat Generation.

± 8 min

I.

Automne 1993. J’arrive à Paris, à l’âge de 32 ans, sur les traces de mes idoles Richard Wright et James Baldwin, deux géants de la littérature afro-américaine qui ont quitté les États-Unis pour la « Ville Lumière » peu après la Seconde Guerre mondiale.


Mais je ne compte rester à Paris qu’un an. C’est ça, le plan.


Je viens de publier mon premier livre, un récit autobiographique intitulé Bourgeois Blues [Confessions d’un fils modèle], qui explore ma relation avec mon père et la manière dont nos vies reflètent l’évolution des politiques raciales aux États-Unis entre les années 1930 et les années 1980. Je suis désormais sous contrat pour un second ouvrage, mon premier roman, un thriller politique satirique qui deviendra The Last Integrationist [Nous avions un rêve]. J’ai également reçu une bourse généreuse, le prix Lyndhurst.

 

Le jazz est ma religion, le surréalisme est mon point de vue.

Ted Joans


Je ne connais presque personne à Paris. Je ne parle pas un mot de français. Mais je veux assouvir ma curiosité pour cette ville, le temps d’une année. Explorer Paris pendant que j’achève l’écriture de mon roman. Puis, je retournerai aux États-Unis, je chercherai un poste d’enseignant en journalisme ou en écriture créative à l’université. Je m’accorde douze mois de cette aventure parisienne, avant de rentrer au pays, en quête de sécurité, de stabilité, de respectabilité.


Au lieu de ça, je rencontre Ted Joans. Et je reçois une initiation bouleversante à ce qu’il appelle la Teducation.


Je ne me souviens plus comment j’apprends que Ted Joans doit donner une lecture de poésie dans une petite librairie de la rive gauche (aujourd’hui disparue) nommée Tea and Tattered Pages. Je connais le nom de Ted Joans, croisé dans une anthologie de poésie afro-américaine lue au lycée. Mais je ne sais rien de l’homme lui-même. La librairie est charmante, chaleureuse, bondée. J’entame une conversation avec une autre spectatrice, une artiste brillante et charismatique nommée Carrie Mae Weems. Elle passe une année à la Cité des Arts et n’en est encore qu’aux débuts d’une carrière qui s’annonce illustre.


Ted Joans arbore une barbe grise et fournie, un béret noir et de larges lunettes à monture épaisse. Lorsqu’il commence à lire, je suis immédiatement saisi, stupéfait. Il ouvre, comme j’allais bientôt découvrir que c’était sa coutume, avec son poème The Truth, une sorte d’hymne personnel, une proclamation audacieuse d’intégrité visionnaire :
« Vous n’avez RIEN à craindre / du poète / si ce n’est la VÉRITÉ. »


Au fil de sa lecture, je reconnais aussitôt quelque chose de singulier dans son style : Ted Joans déclame ses poèmes comme Dizzy Gillespie joue de la trompette.

 

Ted Joans déclame ses poèmes comme Dizzy Gillespie joue de la trompette.


Il enchaîne avec un poème épique et burlesque intitulé Why I Shall Sell Paris. À la manière d’un commissaire-priseur en version be-bop, il met en vente les monuments les plus précieux, se moquant du tourisme, du mercantilisme et du nationalisme français tout à la fois : « Je vendrai le plus grand boulevard bidon du monde : les Champs-Élysées / Je vendrai chaque pont qui trahit deux fois la Seine. »


J’éclate de rire lorsqu’il annonce, dans sa cadence heurtée et rythmée, qu’il vendra « la place de la Concorde / Mais sans l’Obélisque / Il sera rendu à Louxor, en Égypte. »


Ted Joans prône la restitution culturelle bien avant que cela ne devienne à la mode.


Le style et la substance de ses poèmes incarnent parfaitement sa célèbre devise :
« Le jazz est ma religion, le surréalisme est mon point de vue. »


Après sa lecture, je m’approche du poète. Une jeune femme plane à proximité, appareil photo à la main. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de Laura Corsiglia, la compagne de Ted, une étudiante canadienne talentueuse aux Beaux-Arts. Je me présente, lui dis combien j’aime son travail. Ted me répond que je devrais venir le voir le lendemain à son quartier général parisien : le café Le Rouquet, boulevard Saint-Germain.

II.

En janvier 1994, j’étais devenu un habitué de la terrasse d’angle du café Le Rouquet, à la table attitrée de Ted Joans, où, comme il l’écrivait dans son poème Chez le café Le Rouquet, il s’installait « Chaque après-midi / De chaque jour-où-je-suis-à-Paris. »


J’ai eu de la chance, durant ces premiers mois à Paris, car Ted m’a confié qu’il se rendait habituellement, à cette époque de l’année, dans sa maison de Tombouctou, au Mali — en partie pour fuir le froid et la grisaille de l’hiver parisien. Mais cette année-là, il était souvent présent dans ce café du boulevard Saint-Germain, baigné de lumière et dont l’intérieur semblait figé avec charme dans les années 1950. Si j’arrivais et que Ted était seul, il était toujours en train de lire, de dessiner ou d’écrire dans un carnet. Mais toujours prêt à poser son stylo pour discuter. Parfois, Laura était là aussi, dessinant paisiblement dans un carnet à croquis et prenant part à la conversation.


La toute première fois que je me suis rendu au café, le lendemain de la lecture chez Tea and Tattered Pages, Ted était assis avec deux autres Afro-Américains de son âge : Hart Leroy Bibbs, artiste et poète à la voix rocailleuse, au regard vif, qui portait toujours un chapeau de feutre vert ; et James Emanuel, poète et universitaire de renom, empreint d’un calme et d’une dignité saisissants. En conversant avec ces trois sages cet après-midi pluvieux, un sentiment étrange m’envahit. Jusqu’alors, je m’étais senti très isolé dans ma condition d’écrivain, en décalage avec les attentes dominantes aux États-Unis sur ce qu’un auteur noir devait penser ou exprimer. Assis là, avec Ted, Bibbs et James, j’ai senti que je commençais à trouver ma véritable place, ma communauté authentique, autour de cette table de café.


Et j’étais sur le point de rejoindre les légions de personnes, aux quatre coins du monde, de tous horizons, qui allaient être envoûtées par la force créatrice protéiforme qu’était Ted Joans. Il n’était pas seulement le poète du jazz, formé par Langston Hughes à Harlem, que j’avais vu déclamer la veille. Ted Joans était aussi un surréaliste, guidé à Paris par le fondateur même du mouvement, André Breton. Il était un des pères fondateurs de la Beat Generation, un des tout premiers hipsters, récitant ses poèmes dans les cafés de Greenwich Village dans les années 1950, fréquentant Allen Ginsberg, Jack Kerouac et Gregory Corso. Il était un panafricaniste affirmé, un militant de la Black Power qui avait traversé plusieurs fois le désert du Sahara. Il avait fréquenté le cercle de l’écrivain expatrié Paul Bowles à Tanger. Il avait psalmodié ses poèmes, accompagné par l’orchestre d’Archie Shepp à Alger. Organisé des happenings érotiques à Copenhague dans les années 1960. Et, à l’époque de Greenwich Village, il avait partagé un appartement avec le grand dieu du bebop, Charlie « Yardbird » Parker. Quand Parker est mort en 1955, Ted Joans est devenu l’un des premiers graffeurs célèbres au monde, taguant « BIRD LIVES ! » sur les murs de tout New York.

 

Ted Joans était poète, peintre, trompettiste, maître du collage, conteur et infatigable voyageur — un artiste dont l’existence même relevait de l’œuvre d’art.


Ted Joans était poète, peintre, trompettiste, maître du collage, conteur et infatigable voyageur — un artiste dont l’existence même relevait de l’œuvre d’art. Il disait mener une vie-poème, guidée par le principe surréaliste du hasard objectif, une sorte de sérendipité, une synchronicité à travers laquelle il cherchait les connexions humaines nées de rencontres imprévues, étrangement révélatrices — en quête de motifs secrets dans l’apparente incohérence du monde. Il semblait porter en lui une connaissance précieuse, hors de portée pour le commun des mortels. Il voulait la transmettre, se définissant avec justesse comme un griot surréaliste. Ses films Super-8 d’une beauté singulière étaient baptisés Teducation films. Teducation est aussi le titre de son indispensable recueil de poèmes, publié en 1999.


Et, pendant ces premiers mois parisiens, j’ai reçu une Teducation immersive : un éveil à la spontanéité, à l’éphémère éclatant, une ouverture avide aux expériences nouvelles, le courage de suivre les élans créatifs, de rejeter les normes. Oublier la stabilité, la sécurité, la respectabilité. Oser vivre dans l’improvisation. Oser vivre la vie que j’aimais.

III.

S’il se trouvait à Paris un 1er février, Ted Joans organisait invariablement une lecture à la librairie Shakespeare and Company pour célébrer l’anniversaire de Langston Hughes, son mentor, qu’il appelait le plus grand poète noir — et qui, selon l’expression typique de Ted, avait « rejoint les ancêtres » en 1967.


Le 1er février 1994, Ted m’invita à me joindre à lui, Hart Leroy Bibbs et James Emanuel pour cette célébration en l’honneur de Hughes. Ted, Bibbs et James — tous trois poètes fascinants — lisaient des extraits de leurs propres œuvres ainsi que des poèmes de Hughes. Pour ma part, n’ayant aucun talent poétique à revendiquer, je lus deux essais : l’un de moi, l’autre de Hughes. Je me sentais un peu maladroit, mal assuré. Mais après avoir lu son magnifique poème dédié à Hughes, Ted me tendit un exemplaire du texte, intitulé Passed On Blues: Homage to a Poet.


« Un cadeau », dit-il. « Je pense que Langston aurait voulu que tu aies ça. »


« Merci », répondis-je, tentant de ne pas me laisser submerger par l’émotion.


Ted fit sauter le bouchon d’une bouteille de champagne, et nous trinquâmes tous à la mémoire de Langston.


En juin 1994, neuf mois après mon arrivée à Paris, j’étais prêt à prolonger mon séjour initialement prévu pour un an. Je ne savais pas encore comment je gagnerais ma vie, je savais seulement une chose : je voulais vivre à Paris. J’ai griffonné dans un carnet :
Tu regardes toujours dans une direction quand une surprise — agréable ou non — te frappe depuis l’autre. Attends-toi à l’inattendu.


Ma Teducation commençait à porter ses fruits. Je suis resté une deuxième année. Puis une troisième. Et j’ai rencontré la femme de ma vie. Une rencontre à la fois improbable et inoubliable. Trente-deux ans plus tard, je vis toujours cette vie de Paris Noir.

IV.

Ted Joans continuait à trotter aux quatre coins du globe, presque toujours accompagné de son âme sœur, Laura, qui était devenue une artiste remarquable, épanouie, visionnaire. De temps à autre, je recevais une lettre ou une carte postale de Ted, adressée à « His Hipness Jake Lamar », m’annonçant son prochain passage à Paris, et sa disponibilité pour un rendez-vous chez le café Le Rouquet.


Je l’y ai vu le 24 mars 2003. Ted n’était pas en forme, un peu affaibli. Les États-Unis venaient de lancer leur offensive « Shock and Awe » contre l’Irak. Une immense marche anti-guerre défilait sur le boulevard Saint-Germain. En entrant dans le café, j’aperçus un jeune homme qui s’éloignait de la table d’angle de Ted sur la terrasse. Il franchit rapidement la porte et rejoignit la manifestation.

 

Je suis marxiste. Mais Marxiste à la Groucho, Chico, Harpo.

Ted Joans


Plus tard, j’ai griffonné dans un carnet :
Un des manifestants, un Malien, s’est précipité dans le café, a serré la main de Ted. Ted ne l’a pas reconnu, mais le jeune homme a dit avoir assisté, des années auparavant, à une lecture de Ted au Mali. Ted lui avait donné envie de devenir écrivain.
Nous avons observé ensemble le cortège qui s’éloignait le long du boulevard. Ted m’a confié que la politique n’avait jamais vraiment été son domaine.


« Je suis marxiste », dit-il. « Mais Marxiste à la Groucho, Chico, Harpo. »


Nous avons flâné dans le Quartier latin. Je savais que Ted savait que ce serait sa dernière visite à Paris. Le quartier regorgeait de souvenirs pour lui. Une évocation comme il en avait le secret : Ted me montra le balcon d’un immeuble et dit :
« C’est là que j’ai vu Miles Davis pour la dernière fois. »


Quelques semaines plus tard, Ted Joans rejoignait les ancêtres. ◼