Focus sur... « Denkifuku », la robe électrique d'Atsuko Tanaka
Les années 1950 au Japon se caractérisent par une américanisation massive et une croissance exceptionnelle de la consommation, portée par la guerre de Corée, qui transforme l’archipel en base de ravitaillement pour les forces américaines. Cette période voit également l’essor d’une culture de loisir de masse, symbolisée par le pachinko, un jeu électrique mi-flipper, mi-machine à sous, très populaire. En 1953, l’électrification des appareils ménagers s’accélère et, dès 1955, la télévision commence à s’installer largement dans les foyers, rendant la « fée électricité » omniprésente dans le quotidien nippon.
C’est dans ce contexte qu’émerge la robe électrique d’Atsuko Tanaka (1932-2005), figure majeure du mouvement avant-gardiste Gutai qu’elle rejoint en 1955 sous l’impulsion de l’artiste Jirō Yoshihara (1905-1972), son fondateur. Le mouvement, qui incarne le renouveau de l’art japonais, accorde une place considérable aux recherches sur les matériaux et à la performance. Tanaka, l’une des rares femmes à en faire partie, n’y déroge pas et crée des œuvres marquantes comme Work (Bell), une installation sonore à partir de sonnettes, présentée lors de la première exposition Gutai, ou encore Work (1955), une installation en plein air mêlant tissus colorés et interaction avec l’environnement, reproduite à la documenta 12 de Cassel en 2007.
En 1956, alors qu’elle n’a que 24 ans, sa robe Denkifuku (« vêtement électrique »), inspirée par les enseignes de néon d’Osaka, lui vaut une reconnaissance internationale.
En 1956, alors qu’elle n’a que 24 ans, sa robe Denkifuku (« vêtement électrique »), inspirée par les enseignes de néon d’Osaka, lui vaut une reconnaissance internationale. Malgré les risques, elle la porte en personne lors d’un happening pendant la deuxième exposition Gutai. Le vêtement aux deux cents ampoules brûlantes et aux neuf couleurs pèse une cinquantaine de kilos. Art, technologie et vie quotidienne fusionnent dans cette œuvre, à la fois objet artistique et performance scénique. Avec ce geste artistique, Tanaka illustre parfaitement le mot d’ordre du groupe : « ne copier personne. » C’est la première fois qu’une artiste se représente ainsi au cœur d’un dispositif électrique, faisant d’elle une pionnière de l’art corporel.
Enfilant la robe comme une seconde peau, l’artiste place sur le devant de la scène la relation entre le corps féminin et son enveloppe, anticipant ainsi les mouvements pour les droits civiques et les discours féministes des années 1960.
Enfilant la robe comme une seconde peau, l’artiste place sur le devant de la scène la relation entre le corps féminin et son enveloppe, anticipant ainsi les mouvements pour les droits civiques et les discours féministes des années 1960. D’autres artistes femmes ont ultérieurement eu recours à la performance pour dénoncer tabous et stéréotypes patriarcaux : la Serbe Marina Abramović (née en 1946), l’Américaine Carolee Schneemann (1939-2019), l’Autrichienne Valie Export (née en 1940) ou encore la Française Sophie Calle (née en 1953).
C’était un moment exaltant. Je m’exaltais moi-même.
Atsuko Tanaka
Aujourd’hui la robe est entrée dans la collection du Centre Pompidou. Reconstituée selon les directives de l’artiste à l’occasion de la grande rétrospective Gutai de 1999 à la Galerie nationale du Jeu de Paume, elle était montrée en 2009 dans l’exposition « elles@centrepompidou » mettant en valeur les artistes femmes de la collection. Il n’est pas rare de voir cette sculpture lumineuse présentée au Musée. Ses hypnotiques jeux de lumière rappellent toute l’importance de cette œuvre dans la production de l’artiste : « C’était un moment exaltant. Je m’exaltais moi-même. » ◼