Skip to main content

Barbara Crane, l'œil de la ville

Polaroids, épreuves gélatino-argentiques, transferts, montages… Figure majeure de la photographie américaine, Barbara Crane (1928-2019) n’a cessé d’explorer les formes et les techniques photographiques — jusqu'à l'abstraction. Son approche photographique de sa ville, Chicago, et de ses habitant·es anonymes, est particulièrement marquante. Alors que le Centre Pompidou lui consacre la première monographie d’envergure en Europe, retour sur le parcours d'une artiste singulière.

± 7 min

Née en 1928, Barbara Crane découvre la photographie dès son adolescence, tandis qu’elle accompagne son père dans la chambre noire que cet amateur a installée dans le sous-sol de leur maison. Pourtant, il faut attendre le milieu des années 1960 pour que Crane, alors âgée de 36 ans, réalise ses premières Human Forms, série inaugurale d’une œuvre monumentale faite d’essais, d’épreuves, d’allers et venues, de circonvolutions, d’accidents et de hasards toujours plus féconds. 

 

De Chicago à Chicago 

Barbara Crane grandit à Winnetka, près de Chicago, où elle fréquente la New Trier High School, lycée où elle reviendra initier un cours précurseur d’enseignement de la photographie. En 1945, elle part étudier l’histoire de l’art en Californie, au Mills College de Oakland, aux abords de San Francisco. C’est dans cette université féminine réputée, où a notamment enseigné la photographe Imogen Cunningham (dont elle sera proche), que la jeune femme découvre les théories des avant-gardes européennes. Les écrits de Laszlo Moholy-Nagy et György Kepes, deux figures majeures du New Bauhaus de Chicago dont elle ignore encore tout, demeureront des influences considérables dans le développement de sa pratique photographique. 

 

Jeune mariée, Crane part poursuivre ses études d’histoire de l’art à la New York University en 1948, un appareil Reflex Kodak tout juste offert par ses parents en poche.

 

Jeune mariée, Crane part poursuivre ses études d’histoire de l’art à la New York University en 1948, un appareil Reflex Kodak tout juste offert par ses parents en poche. Là, elle opère comme photographe pour enfants dans le légendaire grand magasin Bloomingdale’s, sur la 59rue. Pendant son temps libre, Crane arpente les galeries et musées – elle raconte son obsession pour les parchemins anciens du Met, ainsi que sa fréquentation assidue du programme de cinéma abstrait et expérimental du Guggenheim et des salles dédiées à Piet Mondrian et Paul Klee au MoMA – et se prend d’interêt pour les chorégraphies de Ruth Saint Denis et José Limon. Crane bénéficie alors de l’effervescence de la vie culturelle new-yorkaise et développe un intérêt croissant pour l’architecture, à laquelle elle consacre son mémoire de fin d’études en 1950. Néanmoins, contrainte d’élever ses enfants (qui naissent en 1951, 1953 et 1956), Barbara Crane renonce à la photographie pour n’y revenir qu’au début des années 1960, alors qu’elle retourne à Chicago pour s’installer définitivement.

 

Tout au long de sa vie, elle ne cessera de rappeler combien sa condition de femme et de mère aura eu une incidence sur sa manière de concevoir et de pratiquer son art. « J'ai grandi dans une société où, si une femme avait trop d'éducation, elle ne trouvait jamais de mari. C'était quelque chose que l'on disait ouvertement. Aujourd'hui, c'est comme si j'avais une double personnalité, un peu comme Jekyll et Hyde. Je devais agir de manière douce en public, comme les femmes étaient censées se comporter, ou du moins comme elles étaient supposées le faire. J'ai dû cacher une grande partie de mes motivations, autant que possible. Vous voulez être prise au sérieux, mais ce qui passerait simplement pour de l’assurance chez un homme est perçu comme de l'agressivité chez une femme. »

 

J'ai grandi dans une société où, si une femme avait trop d'éducation, elle ne trouvait jamais de mari. […] Vous voulez être prise au sérieux, mais ce qui passerait simplement pour de l’assurance chez un homme est perçu comme de l'agressivité chez une femme.

Barbara Crane

 

De retour à Chicago, Crane reprend son activité de photographe commerciale en tant que portraitiste pour les entreprises de la région. Elle fait un jour la rencontre d’Aaron Siskind, puissante figure de l’école de Chicago et responsable du programme photographique de l’Institute of Design (ID). Barbara Crane parvient à convaincre Siskind de l’accepter à l’ID, qu’elle intègre en 1964. C’est dans ce contexte que Crane entame enfin une pratique artistique, amorçant une carrière longue de plus d’un demi-siècle.

Corps à corps avec la ville  

Ses premières séries préfigurent déjà la synthèse de deux traditions photographiques qui caractérise son œuvre dans les décennies suivantes : entre une approche expérimentale tendant volontiers vers l’abstraction d’une part, et, d’autre part, une approche plus documentaire qui traduit l’intérêt de Barbara Crane pour les gens qui l’entourent, leurs gestes et postures, les liens d’affection qui les unissent. En cela, elle se distingue des autres étudiant·es de l’Institute of Design ; faute de pouvoir sortir photographier Chicago car elle doit garder ses enfants, elle a l’idée de les photographier. Ainsi, pour réaliser Human Forms, Crane raconte qu’elle les fait poser devant des draps blancs ou noirs et qu’elle surexpose le négatif afin de créer un puissant effet graphique, réduisant ces corps anonymes à de subtiles lignes aux frontières de l’abstraction. Durs en affaire, ses enfants exigent 35 cents de l’heure et insistent pour que leurs visages n’apparaissent pas dans les images ; Crane s’y plie et réalise ce qui deviendra sa première série photographique, rapidement remarquée pour son originalité formelle.

 

Pour réaliser la série Human Forms, Barbara Crane raconte qu’elle fait poser ses enfants devant des draps blancs ou noirs, et qu’elle surexpose le négatif afin de créer un puissant effet graphique, réduisant ces corps anonymes à de subtiles lignes aux frontières de l’abstraction. Durs en affaire, ils exigent 35 cents de l’heure.

 

Cette incitation à expérimenter, caractéristique des enseignements de l’ID, conduit bientôt Crane à mettre au point de nouvelles méthodes et procédés photographiques. Dès la fin des années 1960, elle effectue de premières tentatives au Polaroid et réalise, au moyen de doubles expositions mais aussi grâce à une part de hasard, des portraits des habitant·es de Chicago à la sortie du grand magasin Carson Pirie Scott combinés aux néons et autres motifs lumineux qui peuplent la ville. Ces portraits hallucinatoires, qu’elle rassemble sous le titre Neon Series (1969), confèrent une notoriété croissante à Crane qui commence alors à bénéficier de plusieurs expositions collectives. 

 

Bientôt, Barbara Crane entend faire corps avec la population chicagoane. Attentive au va-et-vient des passant·es devant l’une des entrées du Musée des Sciences et de l’Industrie de la ville, elle compose une série titanesque d’inspiration très cinématographique. People of the North Portal (1970-1971), qu’elle considère comme une vaste « comédie humaine », consiste en un ensemble monumental de plus de 2 000 clichés, dont une partie est entrée en 2023 dans les collections du Musée national d’art moderne. Dans la foulée, Crane entame en 1972 un projet photographique qui l’occupera plusieurs années ; quittant pour un temps les immeubles monumentaux du quartier d’affaires – le Loop – elle photographie l’euphorie de la population de Chicago dans les parcs et plages de la ville. Ici, elle se montre sensible à la chorégraphie des corps et à la complicité qui se dégage des interactions qu’elle observe.

La réinvention de sa pratique à travers les commandes commerciales

De son premier poste de professeure en 1964, au sein du lycée de Winnetka où elle a étudié, au titre de Professor Emerita of Photography qu’elle obtient en prenant sa retraite de la très prestigieuse School of the Art Institute of Chicago en 1995, Barbara Crane s’est forgée la réputation d’une enseignante hors pair, dont beaucoup d’étudiant·es garderont un souvenir mémorable – comme en témoigne l’hommage que lui rend l’écrivain Philippe de Jonckheere dans le catalogue de l’exposition. En parallèle de cette activité professorale, Barbara Crane a su mettre à profit les multiples commandes commerciales qui lui ont été passées au cours des années 1970. 

 

Parmi celles-ci, l’œuvre murale de très grand format qu’elle réalise en 1976 pour le compte de la Chicago Bank of Commerce offre un remarquable exemple d’une pratique en constante réinvention. Intitulée Chicago Epic, cette œuvre originellement longue de près de sept mètres (et présentée dans l’exposition dans une version monumentale bien que réduite), amalgame nombre de motifs récurrents dans l’œuvre de Crane. Flux incessant de passant·es, architecture moderniste de Chicago, enseignes publicitaires, pigeons prenant leur envol ou encore autoportrait subtilement intégré, tous ces éléments cohabitent dans le « chaos contrôlé » de cette composition emblématique de la radicalité formelle de Barbara Crane.   

À la même époque, la photographe répond aussi à des commandes d’autres entreprises et institutions. Si celles-ci lui rapportent peu, elles constituent une occasion de renouveler sa pratique et de s’essayer à de nouvelles formes photographiques. Dans une série d’œuvres réalisée pour les laboratoires Baxter Travenol, elle propose par exemple une lecture très personnelle de ses planches-contacts, jouant d’inversions et d’agencements surprenants dans la chambre noire. Loin de dédaigner ces travaux commerciaux, la photographe y voit une chance de s'écarter de ses habitudes et profite des contraintes qu’elles impliquent pour emmener son œuvre dans une voie toujours plus radicale. 

 

Barbara Crane et le Polaroid 

Le dernier temps du parcours d’exposition offre à voir une nouvelle direction que prend la pratique de Barbara Crane au tournant des années 1980. En effet, Crane part s’installer pour un temps à Tucson, en Arizona, afin de préparer la première grande rétrospective de son œuvre qui lui est consacrée au Center for Creative Photography en 1981. Privée de sa chambre noire, elle bénéficie alors d’un accord avec la firme Polaroid. Intitulé « Artist Support Program », celui-ci permet à l’artiste de recevoir du matériel de la marque en échange de l’envoi de tirages. Comme elle le raconte à sa galerie française Françoise Paviot, Crane fait à nouveau de nécessité vertu en se familiarisant avec ce procédé aux gammes chromatiques si singulières : « Dans les années 1970, je vivais dans un environnement propice à la photographie couleur : le ciel était bleu, les gens portaient des vêtements très colorés, tout baignait dans une atmosphère chaude et ensoleillée. C’est au cours de cette période que j’ai commencé à photographier en couleur […]. Mon emploi de la couleur était une réponse à mon expérience du lieu, du paysage comme des personnages. Mais peut-être que ma véritable approche de la photographie couleur s’est faite avec le Polaroid, qui avait une qualité de couleur complètement différente des autres pellicules. Le Polaroid correspondait aussi à ce besoin de voir très vite ce que j’avais fait, afin d’avancer et de chercher autre chose. » L’usage du Polaroid et de films couleurs traduit alors un nouveau tournant dans l’œuvre de Crane. Son appareil en main, elle tire profit de sa petite taille pour se glisser dans la foule des festivaliers ; de jour comme de nuit, elle s’approche au plus près de leurs corps et pose son regard sur leurs gestes d’affection et de complicité dans des compositions aux cadrages souvent très inattendus. 

 

Dans les années 1970, je vivais dans un environnement propice à la photographie couleur : le ciel était bleu, les gens portaient des vêtements très colorés, tout baignait dans une atmosphère chaude et ensoleillée. C’est au cours de cette période que j’ai commencé à photographier en couleur. 

Barbara Crane

Mais le Polaroid est aussi, pour Crane, un outil d’exploration de l’étrange. Comme en témoignent les mystérieux objets décontextualisés, posés sur une grille puis photographiés frontalement de la série On the Fence (1979-1980) ou, plus encore, les inquiétantes photographies des bassins de radoub des ports de Chicago où sont réparés les bateaux (Monster Series, 1982-1983), la photographie de Barbara Crane se teinte d’un esprit surréalisant au cours des années 1980. 
    
De la rigueur de la chambre noire à la spontanéité du Polaroid, des plages aux immeubles de Chicago ou encore du tumulte de la métropole à l’imaginaire du désert, l’œuvre de Barbara Crane tire sa force des tensions qui la parcourent mais aussi de l’absence de limites que se fixe la photographe. Souvent associée à l’école de Chicago et à ses membres éminents Harry Callahan, Aaron Siskind ou Ray K. Metzker, Barbara Crane a dédié son œuvre à l’exploration d’une voie très personnelle, marquée par un désir insatiable d’expérimenter en tous sens, tout en s’inscrivant dans un fécond dialogue avec ses pairs. ◼