« Afrotropes », mode d'emploi
Le néologisme « afrotropes » renvoie aux formes récurrentes qui ont émergé au sein de la culture et de l’identité diasporique africaine et qui se sont même révélées au cœur de son élaboration ; qu’il s’agisse du statut iconique du bateau négrier conçu dans le cadre des activités de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade en Grande-Bretagne, de la lithographie présentant une femme réduite en esclavage, et muselée, qui fit l’objet du culte brésilien pour Anastacia dans les années 1970, ou encore de la célèbre pancarte I AM A MAN que le personnel d’entretien de la ville de Memphis arbora pendant sa grève en 1968. (Voir Huey Copeland et Krista Thompson, “Perpetual Returns: New World Slavery and the Matter of the Visual,” ou Marcus Wood, “The Museu do Negro in Rio and the Cult of Anastácia as a New Model for the Memory of Slavery", ou Hank Willis Thomas, “Artists’ Portfolios,” Representations, hiver 2011).
Le néologisme « afrotropes » renvoie aux formes récurrentes qui ont émergé au sein de la culture et de l’identité diasporique africaine et qui se sont même révélées au cœur de son élaboration.
Comme en témoigne la richesse de leurs réincarnations, les afrotropes continuent de résonner intensément bien après leur première apparition. Par exemple, la pancarte I AM A MAN a été le point de départ d’une peinture de 1988 réalisée par Glenn Ligon, du panneau-sandwich que l’artiste Sharon Hayes a arboré dans le cadre d’une performance publique en 2005, et d’une affiche dont se sont emparés les manifestants du Printemps arabe à Benghazi en 2011. Comme le montre cet exemple, les afrotropes font souvent l’objet de trans-culturation, autrement dit de métamorphose d’un domaine culturel à un autre, comme ils sont eux-mêmes transformés dans le temps et dans l’espace, affichant une densité particulière à certains moments, qui semble pourtant se volatiliser à d’autres, perdant alors de fait toute visibilité. Leur circulation éclaire donc, à la fois, la manière dont les sujets noirs ont façonné leur propre image, mais aussi, la manière dont ils ont reconfiguré la technologie visuelle de la culture moderne naissante et la transmission de l’image en général.
Retrouvez les différents épisodes du feuilleton « Afrotropes » animé par Anne Lafont
Au cours de la conceptualisation de cette notion, nous nous sommes inspirés du théoricien et linguiste Mikhaïl Bakhtine, et notamment de son concept de chronotope, en ce qu’il « crée la possibilité d’élaborer l’image des événements » (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978). Le chronotope – « littéralement l’"espace-temps" » – souligne « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature ». Pour Bakhtine, dans le cadre du chronotope – comme pour nous, dans celui de l’afrotrope – « Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire ». En prêtant attention à Bakhtine, nous répondons également à l’appel plus tardif de Paul Gilroy qui enjoignait à étudier de « nouveaux chronotopes » susceptibles de révéler des « artefacts culturels et politiques essentiels » dans l’émergence transculturelle de l’Atlantique noir (Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, éditions Amsterdam, 2017). Le terme que nous employons fait également écho au travail pionnier de Henry Louis Gates Jr sur les tournants, tropique et figuratif, dans l’expression culturelle noire (The Signifying Monkey: A Theory of African-American Literary Criticism), et à celui de William Jeremiah Moses sur la formation des histoires intellectuelles noires dans Afrotopia, ressources théoriques que nous tendons à mobiliser dans l’étude des modalités visuelles d’énonciation performative.
Revenir à, repartir de, faire s’entrecroiser ces termes… ce qui nous intéresse, c’est la manière dont les afrotropes se transforment sur le plan matériel dans leurs circulations, lorsqu’ils apparaissent, disparaissent ou restent latents, selon les conditions sociales, politiques et institutionnelles diverses qui informent les expériences des populations noires, en même temps que les perceptions historicisées de ces vies noires. Les afrotropes ne sont pas simplement des formes récurrentes dans le temps ; elles sont le temps, sa matérialisation – ses allers et venues, sa négociation et sa reconfiguration par les sujets africains diasporiques. De fait, ces formes apparaissent souvent sous des autorités collectives, affirmées, choisies, poursuivant des voies et des réseaux dont la traçabilité est variable. Les afrotropes ont émergé ou attendu, accéléré ou ralenti le rythme de leur dissémination, souvent en réponse à des circonstances qui les empêchaient de prendre forme ou faisaient obstacle à leur circulation. En tant que tels, ils donnent forme à ce qui est resté non-dit ou non-vu, permettant une considération à nouveaux frais de ce qui a été réprimé ou éludé au sein de l’archive visuelle. Autrement dit, les afrotropes ouvrent à une heuristique vitale par laquelle il est possible, non seulement, de comprendre comment les motifs visuels s’incarnent dans le temps, mais aussi, d’envisager ce qui reste d’inconnu ou de rejeté par le champ visuel. Les afrotropes peuvent fonctionner à la fois publiquement et de manière spectaculaire, offrant des moyens apotropaïques d’éviter, de réfracter ou de se retourner contre les régimes visuels despotiques. En ce sens, les afrotropes rendent tangible, comme nous venons de le voir, la manière dont « les sujets noirs se sont largement appropriés les moyens disponibles de la représentation, juste pour défaire leurs contours formels, briser leur logique significative, ou pour les réduire à leur substance minimale. »
Alors que les afrotropes peuvent prendre toutes sortes d’apparences, le médium photographique a été un mode central de leur construction, de leur transformation et de leur mode opératoire contestataire, peut-être compte tenu de l’imbrication des ontologies respectives de la noirceur et de la photographie, qui contribuent toutes deux à une sorte de fixation de la représentation et de la lecture en surface.
Alors que les afrotropes peuvent prendre toutes sortes d’apparences, le médium photographique a été un mode central de leur construction, de leur transformation et de leur mode opératoire contestataire.
En nous familiarisant avec les différentes formes qu’adopte chaque afrotrope, nous espérons poursuivre la réflexion sur les modalités selon lesquelles la transmission culturelle en vient à structurer les possibilités de représentation. Dans cette ambition, notre conceptualisation de l’afrotrope fait écho et, en même temps, s’élabore à partir de deux ouvrages classiques et récents de la recherche en histoire de l’art – de Formes du temps de George Kubler à Renaissance anachroniste d’Alexander Nagel et Christopher Wood – qui sont soucieux de prendre en charge les relations complexes entre le temporel et le matériel. Parmi de tels textes, nous avons trouvé que le bref article de T.J. Clark « More theses on Feuerbach » offrait un cadre particulièrement efficace pour penser de manière approfondie l’afrotrope et ses manifestations. Clark avance, dans la revue Representations, 2008, que la « forme est une manière de capturer la répétitivité et de la rendre humaine, de la faire nôtre – sûre et connaissable. » C’est « la redondance dans la sécurité », « le caractère sans fin dépourvu de malignité », un véhicule contingent en quête de vérité.
À leur tour, ces lignes font écho et rebondissent opportunément sur la caractérisation de la répétition dans la culture noire telle que l’a définie James Snead (lire son article « Repetition as Figure of Black Culture » dans Out There: Marginalization and Contemporary Cultures), qui met l’accent sur la façon dont le changement, souvent produit par accident, occasionne un perpétuel retour au point de départ dans les cultures diasporiques africaines, entraînant, du même coup, une couverture sur la longue durée et une rupture. Hortense Spillers enquête elle aussi de manière similaire sur les « "transferts" d’une génération à l’autre », considérant comment certaines marques sur la peau trouvent leur « substitutions symboliques diverses dans une efficace des significations qui rejouent les moments initiaux » (Hortense Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book », dans Diacritics, 1987). Ces textes et d’autres références fondamentales des études diasporiques africaines s’avèrent des modèles féconds pour étendre et compliquer les littératures de l’histoire de l’art sur la forme. Assombrie et déformée sous le prisme de l’histoire noire, une analyse afrotropique permet de renouveler, avec plus d’acuité encore, les interprétations au fondement des théories de l’objet, de l’iconicité, de soi, de la transmission, de l’auctorialité, de l’appropriation, et de la narration chronologique (pour une recherche du même ordre, voir l’ouvrage de Nicole R. Fleetwood : On Racial Icons: Blackness and the Public Imagination, New Brunswick, Rutgers University Press, 2015).
En 2016, nous avons commencé à travailler avec le Art Journal sur une série d’articles qui proposent des études plus granuleuses d’afrotropes spécifiques, en particulier pour ce qui concerne leurs significations, leurs histoires, les modalités de leurs transmissions. Ces travaux mettent en évidence la fluidité sémantique de l’afrotrope à travers le globe, qu’ils se concentrent sur des choses (telles les chaînes ou un trône d’osier), des personnalités (Bob Marley ou Steve Biko), des représentations (comme la pancarte I AM A MAN ou une carte d’Afrique), des éléments précis (le sucre ou le sel), ou encore des effets visuels particuliers (la surface ou la brillance). En écho avec les différents modes temporels et spatiaux d’apparition et de disparition de l’afrotrope, les articles seront publiés au cours du temps selon différents intervalles, plutôt qu’ensemble dans un même volume. De fait, le tout premier article de la série, par Emma Chubb, a paru l’année dernière [2016] ; comme les textes à venir dans la revue, y compris la contribution d’Allison Young dans cette livraison, l’article de Chubb est estampillé ‘afrotropes’, mot écrit en toutes lettres colorées contre un bandeau noir et rectangulaire.
Dans les années à venir, nous allons poursuivre la collaboration avec de nombreux chercheurs et chercheuses qui travaillent sur, mais aussi depuis, différentes aires d’expertise, sur les plans géographique et artistique. Leurs travaux élargiront et s’engageront de manière critique avec la notion d’afrotrope par la mise à nu des méthodologies nécessairement collaboratives dans le cadre de cette enquête théorique, à l’image de « l’intelligence collective » – pour emprunter une expression à Cedric Robinson – qui est centrale dans la fabrique des histoires de l’Afrique diasporique et de leur révélation. ◼
Huey Copeland est BFC Presidential Associate Professor au département d'histoire de l'art de l'université de Pennsylvanie. Il est l’auteur de Bound to appear: Art, Slavery, and the Site of Blackness in Multicural America, University of Chicago Press, 2013.
Krista Thompson est professeure d’histoire de l’art de Northwestern University. Elle est l’autrice de An Eye for the Tropics: Tourism, Photography, and Framing the Caribbean Picturesque (2006) et de Shine: The Visual Economy of Light in African Diasporic Aesthetic Practice (2015). Elle a également reçu le Charles Rufus Morey Award for distinguished book in art history décerné par la College Art Association en 2016.
Anne Lafont est historienne de l'art et directrice d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Elle est l'autrice, notamment, de L'art et la race, L'Africain tout contre l'oeil des Lumières, Les presses du réel, 2019.
Comme l’afrotrope en soi, ce texte est le fruit de dix années de collaboration sur le plan de l’écriture, de l’enseignement, et de la communication. Aussi, cette introduction repose-t-elle sur les nombreuses sources qui suivent : notre graduate seminar à Northwestern University sur le sujet en 2011 ; nos introductions aux tables rondes qui se tinrent à l’occasion des congrès de la College Art Association et de la Caribbean Studies Association en 2016 ; l’introduction au numéro spécial sur l’esclavage du Nouveau Monde de la revue Representations en 2011 et un entretien donné à October à l’automne 2017. Nous remercions nos auditeurs et nos auditrices, tout comme nos interlocuteurs et nos interlocutrices, en chacune de ces occasions, et tout particulièrement nos étudiants et nos étudiantes. Un remerciement spécial revient à la rédactrice en chef du Art Journal, Rebecca M. Brown, qui a permis la publication de ce texte.
Huey Copeland, Krista Thompson
Ce texte a paru en anglais dans la revue Art Journal, édition de l’hiver 2017, vol. 76, n°3-4, p. 7-9. À chaque fois qu’elle existait, il est fait référence à une traduction en français, publiée, de la source anglaise donnée par les auteur ou les autrices. La traduction des citations originales qui n’avaient pas encore été traduites sont celles de la traductrice.
Anne Lafont