Brou de noix sur papier 65 x 50 cm, 1948-1

Les peintures sur papier de Pierre Soulages forment un cheminement parallèle et complémentaire à l’œuvre sur toile, comportant parfois des anticipations fulgurantes sur celle-ci.

Des médiums utilisés sur papier – encre, brou de noix, gouache et acrylique –, le brou est considéré comme un marqueur de son œuvre. Entre 1947 et 1949, Soulages en réalise une cinquantaine, dont 65 x 50 cm, 1948. Il choisit ce médium pour sa couleur, allant du brun au noir, son pouvoir teintant et sa texture très fluide. Les outils peu conventionnels qu’il utilise – des brosses de peintre en bâtiment – créent de larges traces structurées en un groupement qui frappe par son immédiateté. Le brou occupe ici l’espace, qu’il sature, impose une verticalité monumentale et grave, impressionne par la netteté et par l’autorité de son tracé. On parlera souvent à tort d’idéogrammes ou de signes à propos de ces premiers grands « graphismes » : ce n’est pas le motif qui intéresse Soulages, mais bien l’interaction du papier clair laissé en réserve avec le brou foncé. Et ce n’est pas tant le noir qui le motive mais le surgissement de la lumière. Cette démarche, poussée à son paroxysme, sera au cœur de ses peintures « outrenoir » à partir de 1979.

Des « formes » sombres – influence des brous sur papier – apparaissent sur toile à la fin des années 1940, mais elles ne se détachent pas sur un fond neutre et restent encore associées à la couleur. Soulages mène en réalité sur le papier une recherche singulière, qui ne sera pas appliquée sur toile avant la fin des années 1960. L’unique brou dont le motif ait été transposé directement sur toile ( Peinture 193,4 x 129,1 cm,1948-1949, MOMA, New York) est celui du Centre Pompidou.

Novateurs, les brous sur papier détonnent dans le paysage pictural de l’après-guerre. C’est pourtant un brou qui figure sur l’affiche de l’exposition allemande « Französische abstrakte Malerei » en 1948. Après cette phase de production initiale (1947-1949), Soulages continuera d’utiliser le médium. La technique évolue, le style également. Dans Brou de noix, 1959, deux procédés se superposent : sur une structure travaillée par amincissement de la matière apparaît une seconde, plus opaque. La grande fluidité du médium, désormais appliqué avec des lames de caoutchouc, permet l’étalement, le raclage de la matière, créant des jeux de lumière. Sans offrir la spontanéité de celui de 1948, ce brou démontre l’apparition d’une composition dynamique plus construite. La force poétique de la création, toujours présente, reste fidèle à la définition que Soulages donnait déjà dans le catalogue de l’exposition allemande de 1948 : « Une peinture est une organisation, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. »

Yann Hendgen

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008

À l’issue de l’année 1946, marquée par les premières expériences picturales abstraites, les années 1947-1949 apparaissent décisives dans l’œuvre de Soulages qui utilise le travail sur papier, et notamment le travail avec le brou de noix, pour simplifier radicalement sa peinture. « J’étais tourmenté par la peinture traditionnelle avec ses techniques […] et ses petits pinceaux luxueux réservés aux artistes peintres », se souvient Soulages. « Chez un marchand de couleurs, j’y ai acheté des brosses de peintre en bâtiment, en soie ordinaire, très larges, conçues tout autrement […]. Comme un peintre en bâtiment, je souhaitais travailler avec une masse de peinture déjà prête. J’ai eu envie de me servir de grandes jarres de peinture, et c’est ainsi qu’en 1947 j’ai choisi le brou de noix. J’aimais sa puissance de couleur sombre et chaude et j’aimais aussi que ce soit une matière banale et bon marché » (P. Soulages, cité par Pierre Encrevé, cat. rais. I, p. 53). De 1947 à 1949, une cinquantaine de peintures au brou de noix sont réalisées par l’artiste, majoritairement sur papier. Les formes, projetées vers le spectateur par le fond plus clair du papier, affirment leur présence et leur monumentalité en dépit de leurs dimensions réduites. On les devine construites par un geste large et solide, malgré leur réalisation rapide. 65 x 50 cm, 1948-1 (cat. rais. I, p. 72, dont le titre, comme celui de toutes les autres œuvres de l’artiste, définit aujourd’hui dimensions et datation) se présente comme l’un des exemplaires les plus caractéristiques de la série. Exposé dans diverses grandes villes d’Allemagne dès 1948 (« Wanderausstellung französischer abstrakter Malerei »), il inspire quelques mois plus tard l’un des rares brous de noix sur toile de Soulages : Peinture, 193,4 x 129,1 cm, 1948-49 (New York, MoMA) au tracé presque identique au modèle initial.

Jean-Paul Ameline,

Johan Popelard

Source :
Extrait du catalogue Collection art moderne - La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne , sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007