Mourir la nuit

L’œuvre de Meret Oppenheim, dans la diversité de ses moyens d’expression – performance, objet, peinture, dessin, sculpture, poésie –, échappe à toute classification. Marquée à ses débuts par le surréalisme, l’artiste devient, à partir des années 1970, un symbole d’indépendance ; le lien qu’elle a su établir entre son art et sa vie en fait un modèle pour les nouvelles générations d’artistes femmes. Établie à Bâle, elle manifeste tôt son intérêt pour les données de l’inconscient : à 14 ans, stimulée par l’intérêt de son père pour Jung, elle commence à écrire ses rêves. En 1932, elle part à Paris suivre les cours de la Grande Chaumière, tout en écrivant des poèmes et en réalisant des dessins et des collages. La rencontre avec Ernst, Arp et Giacometti est décisive : introduite aux réunions de la Place Planche, photographiée par Man Ray, à qui elle sert de modèle (Érotique voilée, 1935), elle devient l’une des créatrices les plus originales du groupe surréaliste. En 1936, elle réalise le Déjeuner en fourrure (MOMA).

Après une longue crise qui la conduit, entre 1937 et 1950, à détruire ou à laisser inachevées certaines œuvres, sa démarche poétique, émotionnelle, s’oriente vers une vision cosmique du destin humain. Mourir la nuit (1953) livre une méditation mélancolique sur la solitude : un cadavre décomposé gît sous une terre enneigée, traversée par une colonne de fumée issue d’un feu intérieur. Cette image « négative » – blanche sur noir – est celle, incertaine, de la nuit et du rêve ; celle aussi d’une gestation secrète, où entrent en fusion alchimique vie et mort, être et néant, froid et chaleur, obscurité et lumière. L’imbrication du corps humain et des éléments naturels – terre, eau, feu –, les thématiques du dessus/dessous, intérieur/extérieur, vont constituer des leitmotive de son travail. Les termes graphiques évoquent un monde mouvant et incertain : les lignes errent au hasard, cernent des zones non identifiables, tandis que la gouache s’allège en transparences ou s’épaissit d’huile, dans un processus fluctuant de décomposition/recomposition.

En 1954, l’audace subversive de son questionnement du corps, et du corps féminin en particulier, s’affirme : Oppenheim dessine pour Spoerri les costumes et les masques du Désir attrapé par la queue de Picasso ; en 1959, elle est maître d’œuvre de deux performances fondatrices : le banquet Fête du Printemps et celui de l’exposition « Eros » à la galerie Cordier, pour lesquels elle livre son corps nu comme table de festin. Même dimension symbolique, qui rejoint les grands mythes terriens, dans la sculpture Old Snake Nature (1970, MNAM), où se poursuit sa réflexion sur l’ambivalence nature/culture. Son œuvre investit dès lors le champ d’une rébellion plus radicale contre tout conformisme et toute convention, s’interrogeant notamment sur la place de l’« artiste femme ».

Marie-Laure Bernadac

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008