
Wolfgang Tillmans : « La culture est toujours la première chose que les autocrates cherchent à contrôler. »
Penché par-dessus le garde-corps du bar Le Central, surplombant le vaste Forum du Centre Pompidou en cette après-midi déclinante, l’artiste allemand Wolfgang Tillmans (né en 1968) prend des photos du lieu – comme s’il y avait urgence. Alors que la célèbre institution ferme peu à peu ses espaces aux publics en vue de sa future métamorphose, il a été invité à en concevoir la toute dernière exposition ; une carte blanche qui se déploie sur les quelque six mille mètres carrés de l’intégralité du niveau 2 de l’ancienne Bibliothèque publique d’information (Bpi), relocalisée dans le douzième arrondissement dès septembre 2025.
Une expérience d’exposition hors normes
« Un privilège exceptionnel », mais aussi « une invitation folle, un vrai défi », selon l’artiste à l’allure décontractée, dont l’affabilité coutumière est aujourd’hui teintée d’une manière de gravité – le temps presse et la maquette hors norme du lieu qu’il a réalisée dans son atelier berlinois ne suffit à le rassurer complètement (pour cet homme méticuleux, l’anticipation joue un rôle crucial).
J’ai passé la majeure partie du temps – en fait, toute la première année – à réfléchir à l'architecture, à la mise en espace, à la manière d’activer et d’utiliser ce lieu.
Wolfgang Tillmans
Dépourvu de son mobilier d’usage (enfilades de tables et de chaises standardisées) et de ses étagères lourdes de millions de volumes, le plateau de la Bpi mis à nu offre un espace complètement ouvert renouant avec les origines-mêmes du Centre Pompidou. « J’ai passé la majeure partie du temps – en fait, toute la première année – à réfléchir à l'architecture, à la mise en espace, à la manière d’activer et d’utiliser ce lieu », révèle l’artiste qui s’est particulièrement investi, multipliant les allers-retours entre Berlin et Paris.
Il promet « une véritable expérience », plus qu’une « rétrospective », peut-être même « la préfiguration de ce que sera le Centre Pompidou à sa réouverture en 2030 », selon Laurent Le Bon, président de l’institution parisienne.
J’ai toujours fait des livres, des livres d’auteur, des livres que j’écris avec mes images.
Wolfgang Tillmans
Mais si la forme architecturale séduit d’emblée le natif de Remscheid, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, pour cette proposition inédite, la fonction du lieu fait également écho à son travail depuis ses débuts. « J’ai toujours fait des livres, des livres d’auteur, des livres que j’écris avec mes images. Il y a même une section de reprographie à la Bpi – et mon expérience initiale de la photographie est passée par le prisme d’un photocopieur. » En effet, ses premières œuvres étaient des photocopies laser en niveaux de gris, dont les Approaches (1987-1988). Elles furent exposées pour la première fois à Hambourg – où l’objecteur de conscience effectuait son service civil. Le processus ? Des détails d’images glanées dans la presse, agrandies jusqu’à quatre cents pour cent, jusqu’à en devenir des dessins graphiques, abstraits, tant la trame d’impression s’en trouve grossie.
De la culture rave à l’Europe
La première photographie qui fait œuvre à ses yeux, Lacanau (self), date de 1986. Cet autoportrait presque abstrait (un t-shirt, un short noir, un genou, du sable vus en plongée), révèle l’artiste à lui-même.
Dans les années 1990, ses photos de la culture rave et underground dans toute l’Europe le font connaître au public. Publiées dans le magazine britannique i-D, elles montrent la jeunesse, les cultures queer, les corps, dans une approche documentaire et inclusive. « Photographier la vie nocturne relève toujours d’un sentiment de responsabilité pour moi, confiait déjà Tillmans en 2020. Je veux consigner pour le futur que ça a existé, que ça ne va pas de soi et que rares sont les endroits dans le monde où l’on peut se retrouver de manière aussi intense et décloisonnée. » Il reste aujourd’hui la seule personne autorisée à prendre des photos dans l’enceinte du Berghain, mythique club berlinois où règne une liberté suprême – passe-droit qu'il n'a pas exercé depuis 2012.
Dans le comment, dans la manière de faire, il y a déjà une semence de paix. Ce qui ne signifie pas que l’art doive toujours être pacifique ; il est parfois nécessaire de perturber, de choquer.
Wolfgang Tillmans
Avec sa photo d’un baiser entre deux hommes, The Cock (kiss) de 2002, prise dans le club londonien éponyme qu’il fréquentait, il réalise une image iconique de l’amour queer, empreinte de douceur et du calme naturel de l’évidence. Ni mise en scène ni revendicatrice, l’image montre un moment d’intimité dans la joie – rien de plus ; l’art est un langage très puissant. « Dans le comment, dans la manière de faire, il y a déjà une semence de paix, souligne Tillmans. Ce qui ne signifie pas que l’art doive toujours être pacifique ; il est parfois nécessaire de perturber, de choquer. » Pour lui, « l'art a toujours une force, dans les bons comme dans les mauvais moments. On peut la sous-estimer. Ou la surestimer. Même les gens qui sont hostiles à l'art, ou qui disent que cela ne les intéresse pas, savent combien il peut être puissant. On le voit bien : la culture est toujours la première chose que les autocrates cherchent à contrôler. »
On le voit bien : la culture est toujours la première chose que les autocrates cherchent à contrôler.
Wolfgang Tillmans
En 2015, c’est lui qui signe la photo de la star du rap américain Frank Ocean, qui aborde ouvertement son homosexualité, fait rarissime dans le milieu hip-hop. L’œuvre Frank, in the shower sert également de jaquette à son album Blonde. Sortant de la douche, le musicien se cache la face – à chacun·e d’en imaginer les raisons. La vulnérabilité du sujet, combinée à l’immédiateté du cliché, confère à cette œuvre son caractère d’icône.
La vulnérabilité du sujet, combinée à l’immédiateté du cliché, confère à cette œuvre son caractère d’icône.
Un an plus tard, en 2016, ce pur produit de l’histoire européenne d’après-guerre prend fait et cause pour la campagne anti-Brexit, à grand renfort d’affiches et de t-shirts. Arborant des slogans tels que « Ce qui est perdu, est perdu à jamais », « Aucun homme n’est une île. Aucun pays n’est isolé », accompagnés de messages plus directs, ils appellent l'électorat britannique à s’inscrire sur les listes pour voter. Européen convaincu, il vit entre Londres et Berlin. Il parle allemand, anglais couramment et, lorsqu’il est de passage en France, fait de fréquentes incursions dans la langue de Molière. « De la même manière qu’un Texan et un Pennsylvanien se sentent américains, il faut qu'un Espagnol et un Suédois puissent ressentir quelque chose l’un pour l’autre », dit celui qui a étudié à Bournemouth de 1990 à 1992, sillonné l’Europe grâce à un pass ferroviaire Interrail et qui regrette qu’aujourd’hui elle soit devenue si dénigrée : « Beaucoup de gens en Europe – beaucoup de citoyens – ne se rendent toujours pas compte que l'Europe devrait être leur patrie de passion. »
Un infatigable archiviste du présent
De simple support scriptural ou photographique (une surface photosensible), le papier devient sujet photographique à part entière chez Tillmans. Il se fait sensuel comme dans l’ensemble des Paper Drop commencé en 2001, où l’épure rivalise avec la poésie. Quant aux entrelacs charnels de Layers (2018), ils ne sont pas sans rappeler les plis des journaux empilés de Zeitungsstapel (1999), où transparaît également son attrait pour l’accumulation et l’archivage, avec lesquels, dit-il, il a « une affinité réelle ».
Cet autre aspect de la bibliothèque, et pas des moindres, se retrouve tout au long de son œuvre. Au cours du shooting, dans les coursives encombrées du niveau -1 du Centre Pompidou, Tillmans ne cesse de faire tourner entre ses doigts une cordelette d'emballage et une étiquette autocollante de caisse de transport d’œuvre, en forme de cœur. Il les a trouvées in situ et finit par les glisser dans la poche latérale de son pantalon cargo – afin de les archiver dans les mystères de son atelier ? Collecter de menus riens, accumuler sans hiérarchie, voilà qui en dit long sur son rapport au monde.
Collecter de menus riens, accumuler sans hiérarchie, voilà qui en dit long sur son rapport au monde.
La manière de concevoir et de montrer des œuvres n’y échappe pas ; elles sont parfois encadrées, parfois non, délicatement épinglées, ou fixées avec du ruban adhésif sur les cimaises selon une économie de la sobriété et une approche inclusive et démocratique – que Tillmans développe depuis le début de sa carrière. De différentes tailles, les œuvres sont exposées sans aucune hiérarchie. « Ce qui m’intéresse, souligne-t-il, c’est de faire des images, de l’art – comme traduction du monde que je vois. » À rebours des conventions muséales, l’artiste ne donne aucune indication quant à l’ordre dans lequel découvrir ses travaux ; le public s’émancipe et s’oriente à sa guise.
Ce qui m’intéresse, c’est de faire des images, de l’art – comme traduction du monde que je vois.
Wolfgang Tillmans
« J’ai souvent pensé qu’une œuvre d’art est tout aussi intéressante que les pensées qu’elle suscite », dit Tillmans avant de prévenir : « Ce n'est pas seulement une expérience spatiale. C'est aussi ma première grande exposition à Paris depuis vingt-trois ans. Les visiteurs·euses méritent donc une bonne vision d'ensemble de mon travail – qui n’est pas du tout présenté de manière chronologique. »
Sa pratique excède amplement le cadre de la photographie traditionnelle ; images photographiques avec ou sans appareil, images animées, son, musique, intégrant parfois des textes à ses œuvres… Son but : saisir la surface du monde pour la transformer en une expérience visuelle, faisant appel aux sens, aux émotions et à l’intellect, et faire ressentir le présent dans toute sa complexité et ses nuances – non comme une simple représentation, mais comme un processus d’observation, d’empathie et de construction. Ses images fonctionnent à la fois comme des documents, des enquêtes et des repères émotionnels. Au fond, cet infatigable archiviste du présent ne cesse de mettre en évidence les signes de notre époque, en faisant feu de tout bois : jeux sur la matière, intime, installations, politique, musique… « J'ai confiance dans le fait que, par l'observation attentive, par l'effort de comprendre la nature des choses, on peut accéder à une forme de connaissance. On n'est pas simplement livré au cours du temps de façon passive – on peut avoir une forme de contrôle, d'influence », confie l’artiste, pour qui la manière dont on regarde les choses est déjà politique.
Que le titre [de l'exposition] résonne aujourd'hui de façon extrêmement politique, je ne l'avais pas prévu – mais peut-être pressenti.
Wolfgang Tillmans
Le titre de l’exposition « Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », résonnerait alors comme un manifeste. S’y entremêlent ses préoccupations personnelles et politiques. « Le titre date de 2023, et il ne m'est pas venu d'abord de façon politique, mais plutôt en lien avec ma vie personnelle. Quand on vieillit, on fait l'expérience du temps : on voit arriver des choses surprenantes, d'autres prévisibles, ou un mélange des deux. Et ce ressenti, j'essaie toujours de lui faire justice dans mon travail. Que le titre résonne aujourd'hui de façon extrêmement politique, je ne l'avais pas prévu – mais peut-être pressenti. »
Contre l’IA, la vérité analogique
Ce même attachement viscéral à la démocratie se retrouve en 2017 dans son engagement contre le parti d’extrême droite allemand AfD (Alternative für Deutschland). Design minimaliste, adresses directes en guise d’armes ; il conçoit des affiches allant droit au but, aux messages délibérément ancrés dans le langage de la vie quotidienne – facilement accessibles à tous et toutes, elles sont téléchargeables sur le site de l'artiste. Achetant des espaces publicitaires dans cinquante-huit publications et diffusant sept cent cinquante mille cartes postales gratuites, il cherche à mobiliser les électeurs apolitiques mais ouverts d’esprit afin d’« éviter que la société ne continue de se fragmenter ».
L'intelligence artificielle est un sujet immense. Elle risque de créer de vrais problèmes, de fragiliser, voire de saper les démocraties. Que la photographie ne soit peut-être plus jamais une preuve de ce qui a été ou de ce qui est, mais devienne autre chose… ça me fait vraiment peur.
Wolfgang Tillmans
Mais il y a un autre risque pour nos démocraties : l’intelligence artificielle qui ne cesse d’amplifier rumeurs et fake news, véhiculées par l’extrême droite. « L'intelligence artificielle est un sujet immense. Elle risque de créer de vrais problèmes, de fragiliser, voire de saper les démocraties, dit Tillmans. Que la photographie ne soit peut-être plus jamais une preuve de ce qui a été ou de ce qui est, mais devienne autre chose… ça me fait vraiment peur », poursuit l’artiste. Trente-cinq ans qu’il travaille de manière analogique, qu’importe qu’il utilise des appareils argentiques, numériques, des émulsions argent-palladium, ou seulement du papier photosensible altéré par des saletés, comme pour son ensemble des Silver. « On peut faire confiance à mon travail : tout ce qu’on y voit est né du fait que la lumière a touché une surface, un point. Et non pas que j’aie déplacé les pixels après coup. » Pourquoi, lorsqu’on fait des images, de l’art, aurait-on besoin d’IA ? « Je trouve ce monde déjà tellement intéressant, tellement fantastique, que je n’ai aucun attrait pour le traitement numérique, la manipulation, ou l’IA. »
On peut faire confiance à mon travail : tout ce qu’on y voit est né du fait que la lumière a touché une surface, un point. Et non pas que j’aie déplacé les pixels après coup.
Wolfgang Tillmans
Celui qui regrette l’ennui qu’on éprouve en présence d’œuvres conçues par ce truchement affirme pour sa part : « Je suis reconnaissant d’avoir encore de l’intérêt pour le monde. De pouvoir me réveiller le matin et regarder les choses avec joie et curiosité. D’être toujours attiré par le portrait, par les gens. » ◼
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Photo © Pierre Malherbet, 2025