Serges Lasvignes : « La rencontre d'artistes comme Christo a été un bonheur que je ne pensais pas connaître dans ma vie. »
Il quitte le Centre Pompidou avec l'impression du travail accompli. Nommé à sa tête en 2015, Serge Lasvignes s’est d’abord attaché à développer le Centre Pompidou à l’international, avec notamment l'ouverture du Centre Pompidou × West Bund Museum Project à Shanghai (novembre 2019), qui vient compléter l’implantation réussie, et renouvelée sous son mandat, du Centre Pompidou à Málaga en Espagne. À Bruxelles, le projet KANAL-Centre Pompidou, après une période de préfiguration réussie, ouvrira quant à lui sous sa forme définitive au printemps 2024.
Sous sous impulsion, l’éducation artistique et culturelle et l’ouverture à tous les publics sur tout le territoire a été au cœur de l’action engagée du Centre Pompidou. Avec mille formes, premier centre dédié à l'art pour les enfants de 0 à 6 ans, créé avec la ville de Clermont-Ferrand (ouvert en 2019), le Centre Pompidou a renforcé ses actions envers les jeunes publics. Les publics professionnels n’ont pas été oubliés, avec le lancement de l’initiative « l’École pro », modèle innovant pour renouveler le lien entre musées et entreprises. Le Centre Pompidou-Metz a également contribué à cette présence accrue dans les territoires, auprès d’un public diversifié, tout comme la politique généreuse de prêts à des musées partenaires.
Le mandat de Serge Lasvignes a aussi permis le lancement de plusieurs projets structurants pour le Centre Pompidou : d’une part, celui du centre de réserves à Massy-Palaiseau, fruit d’un partenariat entre l’État, le Centre et les collectivités d’Île-de-France, au service de la conservation de la collection exceptionnelle du Musée national d’art moderne, tout en permettant le développement de nouvelles actions de diffusion de cette collection en Île-de-France ; d’autre part, le lancement des travaux de mises aux normes des équipements du Centre et la modernisation de la Chenille, l'escalier mécanique extérieur emblématique du bâtiment de Renzo Piano et Richard Rogers. Dernier projet en date : l'ouverture d'un Centre Pompidou outre-Atlantique à Jersey City, prévu pour 2024. Retour sur six riches années de projets et de réalisations.
Le développement à l’international
« Le développement à l’international est ce qui a été le plus relevé dans ce que j’ai pu réaliser durant mon mandat, même si ma volonté n’a jamais été d’expatrier le Centre Pompidou et d’en faire simplement un instrument de soft power. Quand je suis arrivé en 2015, Pompidou Málaga, en Espagne, avait ouvert depuis trois jours, et j’ai hérité en quelque sorte de ce projet. Cela a bien démarré, et m’a permis de voir l’intérêt, tout comme les difficultés d’un tel projet. D’un côté, Málaga ne pouvait pas rester un laboratoire, une sorte de pièce unique… D’un autre côté, nous n’allions pas nous mettre à installer des galeries ici et là, comme certains musées internationaux peuvent être tentés de le faire, notamment en Chine. D’où ma volonté, dans les expériences suivantes, de diversifier les lieux et d’avoir toujours une très forte spécificité dans le projet.
Pour le West Bund de Shanghai, ouvert fin 2019, nous avons fait beaucoup de diplomatie relationnelle. Il a fallu d’une part concevoir des expositions qui affirment notre personnalité y compris en évoquant des sujets sensibles en Chine, je pense en particulier à l’exposition intitulée “Observations”, et d’autre part renforcer un ancrage avec la scène artistique locale. J’aime beaucoup l’idée que, dans un temps de globalisation, un acteur extérieur puisse donner une nouvelle vision des richesses culturelles de l’autre. À Bruxelles, avec KANAL, nous avons eu la révélation de la préfiguration en 2019. Les travaux n’étaient pas faits, le lieu, un ancien garage, était encore brut… et cela a été un électrochoc pour nous, les conditions n’étaient pas réunies pour que l’on puisse accrocher nos chefs-d’œuvre… Nous avons alors opté pour la transgression et l’humour. Et cela a inspiré les architectes, qui ont relu leur projet initial pour ne pas perdre cette impression de "sauvagerie culturelle" et d’insolence.
Avec le projet à Jersey City, il s’agit de faire vivre un Centre Pompidou au cœur d’une ville très populaire, en pleine transformation et gentrification. Il faut se battre sur les deux fronts : développer l’attractivité de la ville, mais aussi agir pour faire un Centre Pompidou qui soit un facteur de lien social.
Serge Lasvignes
Le partenariat entre le Centre Pompidou et Jersey City, notre dernier projet en date qui ouvrira courant 2024, s’est incroyablement nourri de l’expérience Bruxelles. C’est là aussi un projet au cœur d’une ville, dans un ancien bâtiment industriel qui a longtemps accueilli le service public de l’électricité et du gaz… d’ailleurs sur la façade il est inscrit sur le fronton "service public", ce qui est je trouve très joli. Il s’agit là de faire vivre un Centre Pompidou au cœur d’une ville très populaire, en pleine transformation et gentrification. Il faut se battre sur les deux fronts : développer l’attractivité de la ville, mais aussi agir pour faire un Centre Pompidou qui soit un facteur de lien social. »
Le Centre Pompidou, la puissance de l'image
« J’ai une conviction profonde : l’avenir des grandes institutions culturelles, y compris des musées, passe par une véritable différenciation de l’image. La notion de "marque" est évidemment publicitaire, mais il est possible de jouer avec cette idée – tant qu’on ne cède pas à une approche purement commerciale et lucrative. En 2019, nous avons repris le logo d’origine dessiné par Jean Widmer en 1976. J’ai aimé cette idée de retrouver ce logo premier, car c’était une façon d’affirmer la personnalité propre du Centre Pompidou, une forme de fidélité aux origines doublée d’une actualisation. J’aime bien parler de "marque", car cela rappelle qu’il y a une question cruciale pour nous, qui est celle de la personnalité et de l’image.
J’ai une conviction profonde : l’avenir des grandes institutions culturelles, y compris des musées, passe par une véritable différenciation de l’image. La notion de « marque » est évidemment publicitaire, mais il est possible de jouer avec cette idée – tant que l’on ne cède pas à une approche purement commerciale et lucrative.
Serge Lasvignes
Le Centre Pompidou a cette chance d’avoir été créé avec une très forte personnalité, et cette personnalité s’est enrichie avec le temps sans s’homogénéiser. Le Centre a été créé en rupture avec ce que Georges Pompidou appelait "l’administration des beaux-arts"… Il y a d’un côté une culture de la transgression et de la rupture, et de l’autre, une volonté d’être très scientifique, une démarche muséale de conservation. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de poursuivre la construction de cette personnalité à partir de ces deux pôles, que l’on pourrait considérer comme contradictoires. »
40 ans déjà ! L'anniversaire de 2017
« Lors de la préparation de cet anniversaire, j’ai été frappé par le caractère cyclique de nos interrogations. Déjà, dès la fin des années 1980, soit dix ans après l’ouverture, les équipes s’alarmaient sur la possible perte d’originalité ou la banalisation du Centre… Les 40 ans étaient donc une forme de mise en garde. »
Au plus proche des publics, partout en France
« Les grandes institutions sont à Paris, c’est un héritage historique. Mais le Centre Pompidou a une mission de service public, qui est l’irrigation du territoire, et le partage. Si nous avons 120 000 œuvres en région parisienne, ce n’est pas pour les garder, c’est pour en faire profiter la France entière ! Nous exposons chez nous environ 5% de notre gigantesque collection. Par ailleurs, il y a une pratique des prêts et des dépôts, qui m’a semblé être une forme de saupoudrage… Avec Bernard Blistène (directeur du Musée national d'art moderne jusqu'en juin 2021, ndlr), nous recherchions quelque chose de plus construit et de plus partenarial, un vrai échange d’idées. Tout l’esprit des 40 ans a été de chercher la relation avec les partenaires en province, pour trouver des créneaux porteurs, et des "avantages comparatifs", comme on dit en économie.
Les grandes institutions sont à Paris, c’est un héritage historique. Mais le Centre Pompidou a une mission de service public, qui est l’irrigation du territoire, et le partage. Si nous avons 120 000 œuvres en région parisienne, ce n’est pas pour les garder, c’est pour en faire profiter la France entière !
Serge Lasvignes
À Clermont-Ferrand avec l’expérience pour les enfants baptisée mille formes, nous avons construit un projet culturel qui ne passe pas par les œuvres, mais bien par le concept et l’éducation artistique. Et il a fallu adapter notre expérience de la médiation à des territoires qui ont des pratiques culturelles qui ne ressemblent pas aux pratiques parisiennes. Nous avons aussi essayé de porter des projets dans des zones rurales.
À Metz, le Centre Pompidou-Metz est une très heureuse surprise, car cette ville, du point de vue de la démographie était un peu limite pour y installer un Centre Pompidou… Quand je suis arrivé, le projet était en grande difficulté, les collectivités associées remettaient en cause leur soutien financier… Nous avons réussi à régler le sujet budgétaire avec la région Grand-Est, qui s’est clairement investie, et les obligations budgétaires des collectivités ont été inscrites dans les statuts de l’établissement, ce qui a tout changé. La directrice, Emma Lavigne, a fait un travail absolument remarquable, et Pompidou-Metz est allé de succès en succès, avec plus de 300 000 visites par an – ce qui fait de lui le premier lieu de l’art contemporain en province, avec une proportion de près d’un tiers d’ouvriers et d’employés, et une programmation exigeante. J’y ai beaucoup aimé l’exposition “Peindre la nuit” en 2018, par exemple. Depuis que je travaille dans le monde de la culture, j’ai appris à quel point la destinée d’une institution peut dépendre d’une personne, surtout dans des jeunes institutions. J’étais inquiet de la succession, mais avec Chiara Parisi, cela se passe très bien. »
À Massy, un nouveau type de réserves
« Le projet des réserves de Massy est une illustration de mon goût pour la conjonction et l’intersection. Nous avions un besoin typiquement muséal – nous manquions d’espace pour conserver notre collection, et nous avions un problème d’argent. Je me suis donc dit qu’il fallait intéresser une collectivité territoriale, qui prendrait en charge financièrement les réserves, et en échange nous créerions un pôle culturel… Ce qui permet de faire ce dont je rêve, c’est-à-dire expérimenter une politique d’accès à l’art contemporain sur le terrain, au milieu de gens qui ne vont pas dans les centres d’art contemporain. Il faut diversifier les publics, et ce n’est pas évident. Le vrai pari est de savoir si nous saurons faire preuve de créativité. Réponse en décembre 2025 ! »
Des ressources plus innovantes, plus sociales
« Une institution comme le Centre Pompidou peut avoir une vocation d’opérateur culturel avec une gamme d’activités. Ne pas se laisser enfermer dans la production d’expositions… Être présente dans des secteurs comme la formation ou l’ingénierie culturelle. Cela fait partie d’un avenir possible pour une institution comme la nôtre. Et on doit aussi mener une réflexion nécessaire sur l’évolution du mécénat. N’y a-t-il pas une manière de travailler un mécénat plus social ? C’est ce que nous avons essayé de faire avec le fonds de dotation Centre Pompidou Accélération, qui a bien fonctionné pendant deux ans, avant d’être stoppé par la crise. »
S'engager, au cœur de la cité
« Je suis persuadé qu’une institution vouée à l’art contemporain ne peut être qu’engagée. Nous avons défini des lignes d’engagement dans les domaines de l’égalité, du genre, de la protection du climat… Dans la personnalité du Centre Pompidou, il y a l’idée d’ouverture à la cité. Le Centre Pompidou a été créé après Mai-68, et Georges Pompidou a voulu une institution qui donne suffisamment de respiration culturelle à la France, il voulait une sorte de soupape pour “désantagoniser” la société… Dès mon arrivée, j’ai souhaité que l’on se ressaisisse des questions de société au travers de l’art. »
Je suis persuadé qu’une institution vouée à l’art contemporain ne peut être qu’engagée. Nous avons défini des lignes d’engagement dans les domaines de l’égalité, du genre, de la protection du climat… Dans la personnalité du Centre Pompidou, il y a l’idée d’ouverture à la cité.
Serge Lasvignes
Le numérique au service de la visite
« Quand je suis arrivé, ce n’est un secret pour personne, il y avait un décalage entre le site Internet et ce que se doit d’offrir une grande institution comme la nôtre. Nous avons fait des progrès énormes, ce qui est pour moi un ravissement. Grâce à l’arrivée de nouvelles personnes, nous avons pris un nouveau rythme, jusqu’à ce site Internet tout neuf, lancé fin 2020, qui fait l’admiration de tous. Le numérique, on ne peut pas s’en passer, mais il faut savoir s’en servir, proscrire le décoratif ou le gadget, l’utiliser pour renouveler l’expérience de la visite. Ce qu’on a réussi à faire avec le projet “Dans l’intimité de Kandinsky”. C’est une vraie réussite ! »
Chenille et Canopy flambant neufs
« Cette entrée commune à la Bibliothèque publique d’information et au Musée est un vrai retour aux sources, quelque chose qui pour moi est un élément substantiel de la personnalité du Centre. Le public qui va à la Bpi ne vient pas au Musée, et c’est un vivier qu’il faut réussir à faire monter dans les niveaux. »
Une indispensable rénovation
« Le Centre Pompidou va fermer en 2023, pour trois ans de travaux. Ces travaux sont nécessaires techniquement, mais il faut faire d’une contrainte une chance. Nous allons nous retrouver dans une situation où l’on ne pourra faire l’économie d’une vraie réflexion pour un nouveau projet culturel. Pompidou 2027 ! La pandémie n’a fait que renforcer les interrogations sur la situation des musées. Que veut être le Centre Pompidou pour ses 50 ans, à sa réouverture en 2027 ? Comment faire vivre sa pluridisciplinarité, doit-il être plus en prise avec la société, comment doit se concevoir la visite, etc. ? Le Centre a été conçu pour être un lieu de circulation, de déambulation, d’errance… Vigipirate et les contraintes budgétaires sont passés par là, et il n’y a pas eu de réelle réflexion à ce sujet. Le Forum, qui devait être une agora, est devenu un lieu fonctionnel. Cette fermeture sera donc le moment de s’interroger… Le Centre Pompidou a grandi de telle sorte que le projet originel est parfois difficile à perpétuer. Il faut prendre garde à ne pas trop rester dans des systèmes où il y a la fois des non-dits et des oscillations. »
Le Centre Pompidou va fermer en 2023, pour trois ans de travaux. Ces travaux sont nécessaires techniquement, mais il faut faire d’une contrainte une chance [...] La pandémie n’a fait que renforcer les interrogations sur la situation des musées. Que veut être le Centre Pompidou pour ses 50 ans, à sa réouverture en 2027 ?
Serge Lasvignes
Mes meilleurs souvenirs
« Ce sont des fonctions qui m’ont apporté un plaisir nouveau. Jusqu'alors, j’avais surtout conseillé ou coordonné au cours de ma carrière, là en tant que président d’une institution, on agit, on fait. Ma première entrée dans les Galeries du Musée, alors qu’un accrochage était en cours avec des chefs-d’œuvre simplement posés au sol, a été un pur ravissement. Les grandes opérations à l’étranger, comme le West Bund à Shanghai, m’ont apporté une forme de jouissance à voir quelque chose qui se réalise enfin. L’inauguration avec le président de la République fin 2019 fait ainsi partie de mes plus beaux souvenirs… Et puis la rencontre avec d’immenses artistes, comme Christo par exemple, a été une expérience inédite, un bonheur que je ne pensais pas connaître dans ma vie. » ◼