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Quentin Dupieux : « Pour moi, le montage est la seule écriture valable. »

Avec son nouveau film Incroyable mais vrai, Quentin Dupieux pousse toujours plus loin les limites de l'absurde, et offre à Alain Chabat l'un de ses meilleurs rôles. Le cinéaste hyperproductif (il vient à peine de présenter son prochain long métrage au dernier festival de Cannes), est l'invité du Centre Pompidou, dans le cadre de l'événement La Berlinale à Paris. Rencontre avec un touche-à-tout de génie.

± 5 min

Quentin Dupieux occupe dans le paysage du cinéma français une place à part : constellé de bizarreries, son cinéma a lui-même tout d’une anomalie. Fruits d’un arbre généalogique où se croisent Luis Buñuel et Y a-t-il un pilote dans l’avion ?, ses films, parmi les plus connus Rubber (2010), Réalité (2014) ou Le Daim (2019), font voir trouble ou double, paraissent tantôt bêtes tantôt sophistiqués, populaires ou cérébraux. En recourant aussi bien aux effets de montage qu’à un comique grotesque, le dernier en date, Incroyable mais vrai (en salle le 15 juin), en offre une nouvelle illustration. Le pitch du film ? Un couple (Alain Chabat et Léa Drucker) emménage dans un pavillon, mais découvre dans la cave un mystérieux conduit… Le film confirme aussi que, s’il leur arrive de jouer de l’attente du spectateur, les récits du cinéaste fonctionnent sur les décalages et les surprises et non sur le mode de l’énigme : il n’y a pas pas de clé ou de message cachés sous leur surface. Le cinéaste revendique d’ailleurs avec humilité une pratique du divertissement. Au montage et à l’image aussi bien qu’à l’écriture, il règle et dérègle cependant les mécaniques de son pur monde de cinéma avec sérieux, cultive un art de l’essai où se conjuguent souci de précision et recherche de nouveauté, comique et angoisse. Alors, bas du front ou haut de plafond ? Méfions-nous de la question : dans son univers absurde où le haut se gagne parfois par le bas, il se pourrait bien que la profondeur se trouve en investissant pleinement la superficialité. Entretien.

Vous avez déclaré avoir peur de l’ennui, de vous répéter. Quel est l’élément inédit qui vous a donné envie de vous lancer dans Incroyable mais vrai ?

 

Quentin Dupieux — C’était principalement l’envie d’injecter de l’absurde et du surréalisme dans du naturalisme quotidien. Je sortais de Mandibules, un film absolument farfelu où les personnages étaient proches de la bande dessinée. Cette fois j’avais envie de partir de personnages plus ancrés dans la réalité, tout en proposant des éléments surnaturels. C’est toujours l’enjeu comique qui prime. Or il y a mille façons de faire de la comédie, et ça me permettait d’en explorer une nouvelle à travers une gamme plus réaliste.

 

Après la veste de Jean Dujardin dans Le Daim et la mouche de Mandibules, il y a ici un nouvel élément perturbateur… Est-ce que votre processus d’écriture démarre aussi à partir de ce type d’élément, qui sert de moteur narratif ?

 

Quentin Dupieux — Pas nécessairement. Pour Mandibules, je suis parti du concept de surnaturel, de cette mouche dans un coffre. Mais pour Incroyable mais vrai, l’enjeu de départ était aussi d’écrire pour Alain Chabat et Léa Drucker. J’avais très envie de les voir en couple, et je suis parti de ce couple et de ce qui pouvait leur arriver. Le surnaturel s’est greffé « naturellement », si on peut dire.

 

Pour moi, le montage est au fond la seule écriture valable quand on se retrouve avec la matière pour en faire un film. Faire des images, filmer un coucher de soleil, des dialogues, tout le monde le fait, il n’y a qu’à allumer YouTube.

Quentin Dupieux

 

Tout en étant plus linéaire que certains de vos films précédents, on retrouve au début d’Incroyable mais vrai un jeu avec la chronologie récurrent dans vos films : dans Réalité, dans Au Poste ! où le présent et le passé pouvaient communiquer… Est-ce que cette structure non-chronologique était présente dès l’écriture ?

 

Quentin Dupieux — Non, j’avais écrit une histoire linéaire, c’est une trouvaille de montage. C’était aussi le cas dans Au Poste ! (2018, ndlr). Pour moi, le montage est au fond la seule écriture valable quand on se retrouve avec la matière pour en faire un film. Faire des images, filmer un coucher de soleil, des dialogues, tout le monde le fait, il n’y a qu’à allumer YouTube. Mais le montage est le seul outil qui appartient au cinéma, et le seul que j’ai l’impression de maîtriser dans la chaîne. Sans fausse modestie, je ne me considère pas comme un bon réalisateur, un bon technicien, un bon scénariste. Par contre, en bout de chaîne, au montage, je pense que j’arrive à faire décoller le film. Mais, bien sûr, quand j’écris Incroyable mais vrai, je sais que j’écris un film où il est question du temps, je sais bien que le sujet même va me permettre des choses au montage. Je l’anticipe un peu, mais l’écriture n’est pas le moment de le faire. Et une fois dans le montage, il n’y a pas de méthode, je fais des tentatives. J’aime bien que tout ne soit pas prémâché, avoir la sensation de première fois. On passe un temps monstre à fabriquer des petits morceaux de temps qu’on recompose au montage. Je trouve que c’est un métier dément pour ça.

Comment est venu le titre du film ?

 

Quentin Dupieux — Des dialogues, les mots sont employés par différents personnages. Mais c’est aussi une formule connue qui annonce en fait quelque chose de bidon. Dans l’inconscient collectif, « Incroyable mais vrai », c’est du bidon, du Guinness Book des records, ou l’émission de Jacques Martin. Quand un vendeur vous dit que c’est « incroyable mais vrai », il faut se méfier !

 

Je ne suis pas assez fou pour croire que mon film est autre chose qu’un film. On propose un spectacle, un divertissement.

Quentin Dupieux

 

 

Le titre du film indique aussi un trait caractéristique de votre cinéma, à savoir le jeu avec la croyance du spectateur et ses limites, le tout avec une dimension ludique. Tout le début du film, qui retarde une révélation centrale de l'intrigue, joue avec le spectateur. Mais on prend plaisir à être manipulé, parce qu’on comprend aussi que c’est du cinéma. Un moment du film Rubber (2010, ndlr) symbolise bien votre manière d’aborder le cinéma : celui où le policier joue aux échecs et déplace une pièce. Son adversaire lui signale alors qu’il ne peut pas faire un tel mouvement, avant d’ajouter une phrase ambiguë : il peut le faire, mais c’est contre les règles… Est-ce que ce joueur d’échec est aussi Quentin Dupieux réalisateur de films, qui connaît les conventions de la fiction classique mais qui s’amuse à les transgresser, à placer des pions en dehors des cases ou du cadre de la vraisemblance ou du réalisme ?

 

Quentin Dupieux — C’est une très belle façon de voir les choses, c’est exactement à ça que je pense quand j’écris cette scène. Mais en effet je m’amuse. Je ne suis pas assez fou pour croire que mon film est autre chose qu’un film. On propose un spectacle, un divertissement. Je ne vois pas quelle autre fonction pourrait avoir le cinéma, ou plutôt je n’y crois pas. Les films censés régler les problèmes, raconter l’Histoire, je n’y crois pas vraiment. Cela reste une proposition de spectacle et de divertissement. Le sujet est là, il peut être grave, et même intéressant, mais c’est un divertissement avant tout. C’est pour ça qu’il y a chez moi une forme de connivence, un jeu entre le film et le spectateur : c’est ça qui fait le spectacle. Un spectacle qui ne fait pas participer le spectateur, ça donne des films irregardables. Quand il y a quelques années je me suis retrouvé devant The Avengers, j’avais l’impression d’être témoin d’un film qui se déroulait tout seul. C’est aussi pour ça que je prends garde à ne pas enfermer mes films dans un discours ou une morale, pour que chacun y projette ce qu’il a envie d’y projeter.

 

Mon plateau est assez unique, car très léger. Comme je m’occupe de l’image, je suis toujours au plus près des acteurs, et cela crée quelque chose d’un peu familial. Benoît Magimel m’a dit que ça lui rappelait un peu les tournages de Chabrol.

Quentin Dupieux

 

Vous tournez, depuis plusieurs films, avec des comédiens populaires qu’on imagine assez sollicités : le casting de votre prochain film présenté à Cannes, Fumer fait tousser, réunissant Vincent Lacoste, Gilles Lellouche, Jean-Pascal Zadi, Adèle Exarchopoulos, le confirme encore. Qu’est-ce qui leur donne envie de participer à vos films ?

 

Quentin Dupieux — Mon plateau est assez unique, car très léger. Comme je m’occupe de l’image, je suis toujours au plus près des acteurs, et cela crée quelque chose d’un peu familial. Benoît Magimel m’a dit que ça lui rappelait un peu les tournages de Chabrol. Souvent, ce sont des comédiens qui s’engagent sur des films pour deux mois, trois mois. C’est un travail de longue haleine avec maquillage le matin, moins de tournage et plus d’attente. Chez moi, il n’y a pas d’attente : pour Au poste !, Benoît Poelvoorde était fou de bonheur car, justement, son drame c’est de devoir patienter. Mais c’est aussi sans doute lié au fait que mon cinéma, qui était une niche, s’ouvre et brille un peu plus. En tout cas, jusqu’à présent, il n’y a eu aucun conflit avec ces comédiens, et je crois que ça vient d’une ambiance de plateau très bon enfant.

 

Est-ce que les comédiens sont aussi sensibles au fait que vos films permettent une forme d’excès dans le jeu ? Les personnages d’Anaïs Demoustier, que ce soit dans Au Poste ! où elle jouait une femme très populaire avec l’accent ch’ti, ou ici, où elle incarne une pimbêche superficielle, sont assez caractéristiques de cette dimension. Vos films faisant une place quasi nulle à la psychologie, on vous imagine mal parler de la psychologie des personnages aux acteurs, mais de quoi discutez-vous le plus ?

 

Quentin Dupieux — En fait, quand on tourne il y a quelque chose de solide entre nous : le script, les dialogues. C’est ça qui guide tout le monde. Les acteurs respectent les dialogues, et ensuite dans ce cadre très écrit les acteurs font des propositions. Pour Au Poste ! on n’avait pas décidé à l’avance qu’Anaïs aurait cet accent. Mais elle a mis son costume, on s’est lancés dans le tournage, et l’accent du Nord est venu lors d’une prise (elle vient de Lille, ndlr). On a adoré, et ensuite affiné. Il y a une zone de liberté, mais qui doit être contrôlée : ce n’est pas au cinquième jour qu’on invente un accent.

 

Dans Mandibules, Adèle Exarchopoulos savait où on allait, on a parlé, on a fait des lectures et des essais pour commencer à aborder son personnage d’Agnès qui a un problème vocal. Mais il faut être au tournage, dans la situation, avec le costume et les autres, pour commencer à vraiment créer le personnage, à décider. Les comédiens font des propositions, et moi je tranche. Mais là non plus, il n’y a pas de règles. Par exemple, Alain Chabat est quelqu’un que je connais assez bien, que j’entends dans ma tête : c’est assez simple d’écrire pour lui. Et quand il reçoit le texte, il n’a presque rien à me dire car c’est conçu pour sa bouche, sur-mesure.

 

Alain Chabat est quelqu’un que je connais assez bien, que j’entends dans ma tête : c’est assez simple d’écrire pour lui. Et quand il reçoit le texte, il n’a presque rien à me dire car c’est conçu pour sa bouche, sur-mesure.

Quentin Dupieux

 

Le personnage d’Alain Chabat a un trait distinctif qui lui donne un côté décalé et proche de la bande dessinée : sa houppe. Comment est venue cette idée de coiffure ?

 

Quentin Dupieux — Avec le coiffeur ! Comme les autres collaborateurs, il lit le scénario, il cueille des informations. Il a bien senti que ce personnage qui parle de cosmos, qui traverse l’histoire comme si rien ne se passait, est un peu flottant. Il a fait des recherches et a proposé cette coupe, qui est inspirée de David Lynch. Il avait fait un photomontage en collant la coupe de Lynch sur Alain, et c’est devenu une évidence. Grâce à cette coupe on arrivait à projeter les intentions, la mollesse et le côté perché du personnage. J’aurais pu faire le même film sans perruques, mais c’est un petit bonus. Et ça fait partie du processus pour tout le monde : quand Alain arrive, il ne vient pas les mains dans les poches, il sait qu’il doit installer sa perruque. Je pense que c’est payant au final. Si Anaïs trouve cet accent du Nord, c’est en partie grâce à la perruque qui fait qu’elle n’est plus elle-même. 


Vous l’avez dit : une de vos particularités est de faire à la fois l’image et le montage de vos films, en plus de les écrire. Qu’est-ce qui vous plaît dans le fait de prendre en charge cette dimension technique ? Pour Wrong, vous aviez utilisé une caméra numérique prototype, pour Le Daim vous aviez décidé de tourner en caméra épaule : est-ce qu’il y avait aussi une particularité dans le dispositif d’Incroyable mais vrai ? Et d’ailleurs, pourquoi vous ne prenez pas aussi le son ?

 

Quentin Dupieux — Je pense que j’occupe déjà trop de postes sur mon plateau… Je n’ai pas forcément envie que les gens prennent cette dimension en compte en regardant, mais c’est vrai que ça me passionne, ça me permet de trouver une excitation via l’outil-caméra. En dehors de la caméra je suis assez minimal : je n’utilise pas de grue, etc. Je me concentre sur l’idée que chaque film doit permettre une nouvelle découverte pour ne pas rentrer dans une routine en prenant une caméra que j’aime bien, avec des optiques que j’aime bien… Je me crée plutôt mes propres contraintes.

 

Pour Incroyable mais vrai, j’ai décidé de tout faire avec un vieux zoom des années 1980 qui était en très mauvais état, techniquement faible par rapport aux optiques actuelles. Je n’avais volontairement rien d’autre pour définir mon cadre. Ensuite, j’ai aussi penché pour ce zoom en raison d’un choix esthétique plus large, à savoir une image vaporeuse, assez mal définie. Quand j’ai fait des essais caméras, c’est ce zoom qui m’a plu, qui me semblait bien fonctionner avec ce film. Je cherchais cette image un peu douce, voire carrément floue, qui crée une sorte d’impression cotonneuse autour des personnages. C’est récurrent chez moi, j’aime bien casser la précision du digital avec ce type d’artifice. Le zoom ne permet pas tout, il est limité en valeur de focale, il n’y a pas de grand angle par exemple. En prenant la décision d’enfermer la caméra dans un procédé limité on répond à plein de questions qu’on aurait à se poser si on avait des choix multiples. Une fois que j’avais décidé de la taille de mon crayon, si on peut dire, il a fallu que je fasse le film avec ce crayon. Ce qui donne ces images. C’est une méthode comme une autre, d’autres préfèrent avoir toutes les optiques possibles dans une malle pour explorer…. Mais je préfère partir avec quelques crayons et pas deux cents ! Pour moi, les limites techniques sont un moyen d’être créatif. ◼