Mimosa Échard : « J'utilise des matériaux en relation avec la construction du concept de féminité. »
L’œuvre de Mimosa Échard (née en 1986) propose des alliances singulières, où l’organique côtoie le technologique et le synthétique. Cette pharmacopée ambivalente infuse un travail protéiforme – vidéo, peinture, sculpture, installation – qui puise dans la culture pop ou la contre-culture psychédélique. Souvent issu de collaborations avec différents créateurs et créatrices, au nombre desquel(le)s on trouve écrivain(e)s et musicien(ne)s, son travail trace une histoire matérielle de la tactilité qui en dessine une autre, subrepticement mais aussi profondément politique. Pour le prix Marcel Duchamp, elle conçoit un « objet architectural ambigu ». Oscillant entre le sublime et l’abject, cette « machine lacrymale », ou écran désirant, produit des flux ininterrompus, à l’image de ceux de notre société liquide.
Parlez-nous de l’œuvre que vous présentez pour le prix Marcel Duchamp ?
Mimosa Échard — C’est une pièce à laquelle je pensais depuis longtemps, environ dix ans, un désir lointain que j’ai tenté d’approcher et préciser peu à peu. Il s’agit de Escape more, un grand tableau liquide, un espace inaccessible, dans lequel plusieurs éléments sont mis en relation. Je crois qu’au départ est l’idée des larmes excessives, too much, qui me font penser à l’artiste Bas Jan Ader (I’m Too Sad to Tell You, 1971, montre l’artiste en pleurs en plan fixe pendant plus de trois minutes, ndlr) ou à une chanson pop comme « Nothing Compares 2 U » de Sinéad O’Connor. À partir de ce débordement de fluides corporels, et de cette idée presque paradoxale d’une émotion mécanique, j’ai pensé à l’urine, et j’ai découvert une collection d’Alexander McQueen en 1998 nommée Golden Shower, en partie sponsorisée par American Express (la marque exigea le changement de nom de la collection qui s’intitula Untitled, ndlr).
J’ai eu une enfance assez artistique, j’ai grandi entre des ateliers de costume et de construction, entourée de perles et bouts de miroirs à coller.
Mimosa Échard
J’ai ensuite découvert et mené des recherches sur la production d’œstrogènes synthétiques fabriqués à partir de l’urine de juments enceintes, et réfléchi aux rapports entre le désir, la pharmaceutique et la construction du corps. L’expérience esthétique des écrans de Time Square, à New York, a également été une référence forte, tout comme le recueil de textes Rock My Religion de Dan Graham. Je me suis également appuyée sur le travail de Paul B. Preciado, et notamment son analyse de l’architecture de la « Playboy Mansion », dans son essai Pornotopie (2011).
Comment êtes-vous devenue artiste ?
Mimosa Échard — J’ai eu une enfance assez artistique, j’ai grandi entre des ateliers de costume et de construction, entourée de perles et bouts de miroirs à coller. Ma mère a toujours fait beaucoup d’artisanat, de la mosaïque, du tissage, des bijoux. Elle pratique aussi la photographie et le collage. Mon père est constructeur scénique, il imagine et bâtit des structures pour le cirque, par exemple. Par la suite, j’ai fait l’École des arts décoratifs à Paris. C’est là, en cinquième année, que j’ai rencontré Jean-Luc Blanc (artiste au protocole immuable, partant d’une image glanée qu’il réinvente à travers la peinture ou le dessin, ndlr). Je pense que c’est à partir de cette amitié que je suis devenue artiste.
Comment choisissez-vous les matériaux que vous assemblerez ensuite ?
Mimosa Échard — Les matériaux que j’utilise sont souvent en relation, de près ou de loin, avec l’idée du corps et de la construction du concept de féminité. Je ne les choisis pas toujours. Parfois, on me donne des choses, je récupère et récolte. D’autres fois, j’achète mes matériaux. Les objets que j’acquiers, des peluches, des gélules ou des anneaux de toute sorte, sont assez abstraits, ils fonctionnent comme des objets partiels. Ils ont besoin d’être assemblés et mis en relation pour s’activer. Cette manière d’assembler, je la pense comme un poème, où les objets perdent, en quelque sorte, leur identité et deviennent un ensemble fragile et ambigu, presque rien, une vibration. Je m’intéresse beaucoup à cet état des objets, et aux processus d’absorption, de dégradation, de transformation.
Les matériaux que j’utilise sont souvent en relation, de près ou de loin, avec l’idée du corps et de la construction du concept de féminité. Je ne les choisis pas toujours. Parfois, on me donne des choses, je récupère et récolte.
Mimosa Échard
Quels sont vos processus de travail ?
Mimosa Échard — Tout dépend de l’œuvre ou de l’exposition. Pour Escape more, la pièce a commencé à prendre forme à travers mes recherches variées. Petit à petit, j’ai accumulé des images diverses, des publicités pour des traitements hormonaux des années 1980 et 1990, des photos de vitrines, de lobbys ou d’écrans que j’avais prises à New York, ainsi que des objets comme les faux cils Magic Girl… Je rapporte tout à mon atelier et je vois ce qui se passe. Je les travaille, j’attends. Ce que j’ai également fait pour cette pièce, c’est plonger dans mes archives. J’ai retrouvé un rush vidéo que j’avais filmé quand j’étais encore étudiante. Je filme le nettoyage d’une clède par ma grande sœur Othilia. La clède est une construction cévenole où l’on fait sécher des châtaignes. Nous l’avions transformée en chambre. Il y a là, pour moi, une analogie avec le désir de créer un espace, un espace « pur » comme l’espace de l’exposition, et l’impossibilité de ce désir. Je retrouve aussi dans ce travail certaines obsessions naissantes à ce moment de ma pratique : filmer les corps féminins, les bassines, les bacs, l’eau, mais également filmer les images. J’ai ensuite demandé à l’artiste australien Aodhan Madden d’écrire un poème par-dessus l’image. Cela produit une sorte de collage, son texte défile comme un générique de fin au cinéma.
En quoi votre travail pourrait-il être politique ?
Mimosa Échard — Je crois qu’une œuvre artistique possède une dimension politique par le simple fait qu’elle ne passe pas forcément par le langage ou la fabrication d’un sens commun, autrement dit dominant. En concevant cette pièce présentée au prix Duchamp, je m’interrogeais beaucoup sur l’absorption de la sphère « privée » dans la sphère « publique », ou vice versa, et comment nos fluides corporels, comme l’urine, pourraient être la réflexion invisible des rapports de pouvoir et de contrôle qui traversent nos vies. Je pense ici non seulement à l’urine comme une sorte de flux d’informations personnelles (les traces de la drogue, des hormones, de la pollution) mais aussi comme un fluide qui nous lie au système météorologique, aux fluides de la planète. ◼
Prix Marcel Duchamp 2022 - Les nommés
Giulia Andreani, Iván Argote, Mimosa Échard, Philippe Decrauzat
Du 5 octobre 2022 au 2 janvier 2023
Galerie 4, niveau 1
Crée en 2000 en partenariat avec l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. Un jury international proclamera le lauréat le 17 octobre 2022.