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L'histoire secrète de Dominique et John de Menil, légendaires mécènes du Centre Pompidou
En 1941, Dominique et Jean de Menil visitent le MoMa. Le jeune couple, qui a fui Paris avec l’avancée des nazis, vient de s’installer à New York. Avec eux, le Père Marie-Alain Couturier. Passionné d’art moderne, ami de Marc Chagall, ce frère dominicain leur fait découvrir musées et galeries de Manhattan, jouant le rôle d'un passeur (Couturier sera après la Seconde Guerre mondiale l’un des principaux acteurs du renouveau de l’art sacré en France, faisant appel à Henri Matisse, Fernand Léger ou Germaine Richier pour réaliser le décor d’églises, ndlr). Devant un tableau de Piet Mondrian, et alors que Dominique avoue une certaine incompréhension face à l’abstraction radicale du peintre néerlandais, le Père Couturier lui glisse : « Vous n’y êtes peut-être pas encore sensible, mais c’est une œuvre sérieuse — et vous devez la prendre au sérieux. »
L’art moderne : une affaire très sérieuse pour Dominique et John de Menil. Le couple sera parmi les collectionneurs privés et mécènes les plus influents du 20e siècle, accumulant une fantastique collection de plus de dix mille œuvres.
L’art moderne : une affaire très sérieuse pour Dominique et John de Menil. Le couple sera parmi les collectionneurs privés et mécènes les plus influents du 20e siècle, accumulant une fantastique collection de plus de dix mille œuvres — idoles cycladiques, reliques byzantines, totems africains et océaniens, ainsi que tableaux, sculptures et installations de Paul Cézanne, Pablo Picasso, Georges Braque, René Magritte, Alexander Calder, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Jasper Johns, Cy Twombly, Frank Stella, Donald Judd…
Une passion dévorante pour l'art
Dès 1931, le couple se rend dans l’atelier parisien de Max Ernst, pour demander à l’artiste un portrait de Dominique : le début d'un goût immodéré pour l'art surréaliste. En avril 1945, toujours sur les conseils du Père Couturier, c'est une petite aquarelle aérienne de Cézanne intitulée Montagne (1895) que John achète à la Valentine Gallery de New York. Dans Double Vision, livre de référence sur le couple de collectionneurs (Ed. Knopf, en cours d'adaptation en français chez Mare & Martin), l'auteur William Middleton raconte que Dominique a du mal à comprendre qu'une œuvre qui comporte « si peu de peinture » soit si chère : « Au début, je n’ai pas eu de coup de foudre, mais maintenant je comprends. C’est un miracle de tension — le vide a autant de valeur que ce qui est peint. » Quant à Mondrian, l’hésitation des débuts laisse vite la place à une véritable passion pour l'artiste abstrait : dans les années 1950, le couple acquiert sa première œuvre, Study for a Composition. Minuscule croquis préparatoire réalisé sur une enveloppe, Study for a Composition est si chère au cœur de Dominique qu'elle avoua un jour qu'en cas d'incendie, ce serait la seule œuvre qu'elle sauverait des flammes…
Dès 1931, le couple se rend dans l’atelier parisien de Max Ernst, pour demander à l’artiste un portrait de Dominique : le début d'un goût immodéré pour l'art surréaliste.
En 1987, cette extraordinaire collection patiemment composée trouve enfin un écrin à sa hauteur à Houston, Texas. Dessinée par Renzo Piano (dont ce fut la première réalisation américaine), la Menil Collection est une immense structure en acier blanc baignée de lumière — et c'est aussi un musée entièrement gratuit. Plus loin, on trouve la célèbre Rothko Chapel, impressionnant bâtiment octogonal aux portes noires, qui renferme depuis 1971 quatorze toiles du peintre Mark Rothko. Devant, un monumental obélisque brisé (Broken Obelisk) signé Barnett Newman accueille les visiteurs. Commandée en 1969 à l'artiste par les De Menil pour la ville de Houston, l’œuvre est dédiée au pasteur Martin Luther King (le couple a toujours soutenu la lutte pour les droits civiques). Lorsqu'elle est refusée par la municipalité, Dominique et John décident de l'installer dans leur parc.
De Paris à Houston, Texas
Entre Dominique et John, tout a commencé en 1930, lors d’un bal à Versailles. Le jeune Jean Marie Joseph Menu de Ménil a 26 ans (il américanisera son prénom en John dans les années 1940, faisant disparaître l’accent du « é », ndlr). Issu d’une famille d’aristocrates qui eut son heure de gloire sous Napoléon avant de connaître un revers de fortune, le jeune baron est un banquier ambitieux, passé par Science-Po.
Du haut de son mètre soixante-huit, Jean n’est pas un séducteur mais bien un dandy : toujours impeccablement vêtu de costumes à l’anglaise, il fait confectionner ses chemises sur mesure chez Jeanne Lanvin.
Du haut de son mètre soixante-huit, Jean n’est pas un séducteur mais bien un dandy : toujours impeccablement vêtu de costumes à l’anglaise, il fait confectionner ses chemises sur mesure chez Jeanne Lanvin, rue du Faubourg Saint-Honoré. Vif et intelligent (ses amis le surnomment « Jean la comète »), c’est aussi un jeune homme qui ne dédaigne pas les plaisirs, habitué qu’il est de la célèbre brasserie La Coupole, dans le quartier de Montparnasse, fréquentée à l’époque par Ernest Hemingway, Man Ray ou André Breton.
Dominique a 22 ans. Parisienne elle aussi, elle est née dans une famille de puissants industriels alsaciens, les Schlumberger. Son père, Conrad Schlumberger, et son frère Marcel, ont fondé en 1926 la société d’exploitation pétrolière du même nom (devenue aujourd'hui la multinationale SLB, ndlr). Diplômée de philosophie à la Sorbonne, la jeune femme aux yeux bleu acier et au caractère bien trempé travaille depuis peu dans l’entreprise de son père.
Parisienne, Dominique est née dans une famille de puissants industriels alsaciens, les Schlumberger.
Passionnée par les sciences, elle se pique aussi de cinéma (elle a été stagiaire sur le tournage berlinois de L’Ange Bleu, avec Marlene Dietrich). Protestante, marquée par la foi, Dominique finira par se convertir au catholicisme de Jean. Les deux se marient en 1931. Ils auront cinq enfants.
Après un bref passage à New York, le couple s'établit en 1941 à Houston au Texas. À cause de la guerre qui fait rage en Europe, c'est dans cet état-clé pour l'industrie de l'extraction pétrolière qu'a été transféré le siège de Schlumberger. John, qui occupe différents postes à responsabilités au sein de la compagnie fondée par son beau-père, contribue à la croissance du groupe. Dans le quartier cossu et conservateur de River Oaks, le couple se fait construire une maison dans le plus pur style moderniste, signée d'un architecte encore peu connu, un certain Philip Johnson (il sera en 1970 dans le jury du projet pour le futur Centre Pompidou, ndlr).
Dans le quartier cossu et conservateur de River Oaks, le couple se fait construire une maison dans le plus pur style moderniste, signée d'un architecte encore peu connu, un certain Philip Johnson.
La légende veut que la sculptrice Mary Callery ait dit aux De Menil : « Si vous voulez une maison à 100 000 dollars, demandez à Mies van der Rohe ; si vous voulez une maison à 75 000, allez voir Philip Johnson. » La discrète résidence moderniste des De Menil devient alors le lieu de rendez-vous de toute l’intelligentsia locale. Le couple fait de Houston, ville sudiste profondément conservatrice, un inattendu hub créatif, tissant des liens d'amitié durables avec les artistes les plus importants de l'époque.
Rendez-vous avec l'avant-garde
En 1965, John et Dominique reçoivent ainsi René Magritte à River Oaks. Et ils invitent l’artiste surréaliste à une activité typiquement sudiste : le rodéo. Coiffé d’un Stetson très « couleur locale », le Belge ne boude ainsi pas son plaisir… Et lorsque les De Menil accueillent Andy Warhol et sa clique new-yorkaise, ils les emmènent en virée shopping chez Stelzig, une institution texane ouverte en 1887, qui vend accessoires de sellerie, bottes western typiques et incontournables blue jeans de cowboy. Le soir venu, la petite troupe dîne au Stables, un steakhouse réputé du centre-ville de Houston.
En 1965, le couple reçoit René Magritte à River Oaks. John et Dominique invitent l’artiste surréaliste à une activité typiquement sudiste : le rodéo.
Car malgré leurs manières de grand-bourgeois, les De Menil affichent un goût affirmé pour l'avant-garde et les expérimentations. À l’été 1967, John organise ainsi avec Philip Johnson un événement qui allait rester dans les annales de la culture pop. C’est dans le jardin de la maison de ce dernier, la célébrissime Glass House (située à New Canaan, dans le Connecticut), qu’a lieu « Museum Event #5 », une performance pour huit danseurs de la compagnie de Merce Cunningham. Musique conceptuelle signée John Cage, costumes de Robert Rauschenberg et direction artistique de Jasper Johns. Rien de moins. Le happening est suivi d’un concert d’un groupe encore peu connu, soutenu par Andy Warhol : le Velvet Underground. Sur une scène dressée entre la villa et la piscine, Lou Reed, John Cale et Nico interprètent les futurs classiques rock « I’m Waiting for the Man » ou « Venus in Furs ». La foule de socialites, au milieu de laquelle on peut reconnaître des habitués de la Factory comme Paul Morrissey et Gerard Malanga, se déchaîne. La réussite est totale.
Durant toute la décennie 1960, les De Menil affirment leur influence sur la sphère artistique. Tandis que John entre au conseil d’administration du MoMa, Dominique utilise son carnet d’adresses pour mener à bien les ambitieux projets du couple en matière de mécénat. William Middleton a eu un accès inédit aux archives privées de la famille pour son livre, il raconte : « ce vendredi de novembre 1964, dans son hôtel particulier de l’Upper East Side à Manhattan, la journée de Dominique commença vers 7 heures du matin par un coup de fil au directeur du musée Guimet à Paris […] En milieu de matinée, elle passa deux autres appels : l’un à un journaliste de Newsweek, qui préparait un article sur la scène artistique de Houston, et l’autre à Diana Vreeland, de Vogue, qui organisait un reportage sur la maison des de Menil à Houston […] Vers midi, Dominique accueillit Marlene Dietrich pour un déjeuner en tête-à-tête. Puis, à 14 h 30, elle se rendit à l’atelier de Mark Rothko, sur la 69ᵉ rue, pour discuter avec l’artiste des peintures qu’il préparait pour la future chapelle. Le lendemain, elle prit le jet de Schlumberger pour rejoindre Houston. »
Malgré leurs manières de grand-bourgeois, les De Menil affichent un goût affirmé pour l'avant-garde et les expérimentations.
Les De Menil cultivent aussi leur réseau en France. Le 1er juin 1971, ils sont conviés par Georges et Claude Pompidou à un dîner au Palais de l’Élysée. Le président de la République leur fait alors part de son projet de centre populaire d’art moderne et contemporain. « Le projet que présenta mon mari, ce soir-là, visait à offrir à tous un accès à l’art sous toutes ses formes au sein d’une seule institution », expliquera Claude Pompidou (entretien à William Middleton, 2006, ndlr). « John de Menil était très, très enthousiaste et totalement convaincu. Ils ont promis de nous aider. » Malgré le décès de John en 1973, Dominique poursuit son engagement, jouant un rôle essentiel auprès de Pontus Hultén (premier directeur du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou, ndlr), qu’elle connaît depuis les années 1960, quand celui-ci était directeur du Moderna Museet de Stockholm.
De généreux mécènes
En 1976, Dominique de Menil et ses enfants font don au Centre Pompidou de cinq œuvres d’une importance considérable : un splendide Bleu II de Joan Miró (l'une des trois toiles de la série), mais aussi The Deep de Jackson Pollock, Big Electric Chair d’Andy Warhol, I like Olympia in Black Face de Larry Rivers et Ghost Drum Set de Claes Oldenburg — soit les premières œuvres d'artistes américains à entrer dans la collection nationale.
En 1976, Dominique de Menil et ses enfants font don au Centre Pompidou de cinq œuvres d’une importance considérable, dont le splendide Bleu II de Joan Miró.
En 1977, année de l'ouverture du Centre Pompidou, la mécène joue un rôle-clé dans la création de la Beaubourg Foundation (aujourd'hui connue sous le nom de The American Friends of the Centre Pompidou, ndlr). En 1980, la fondation devient la Georges Pompidou Art and Culture Foundation. Sous la houlette de la présidente Sylvie Boissonnas (la sœur de Dominique), celle-ci fait don au Musée d’œuvres majeures telles que Thira de Brice Marden, « monument » for V. Tatlin de Dan Flavin et Untitled de Donald Judd. Les American Friends travaillent aujourd'hui encore conjointement avec l'association des Amis du Centre Pompidou.
En 1984, une exposition d'envergure intitulée « Dons de la famille de Ménil » rassemblait quelques-une des exceptionnelles œuvres léguées par les De Menil au Musée national d'art moderne. Le 31 décembre 1997, Dominique de Menil s'éteint, après plus de sept décennies consacrées à sa passion pour l'art et les artistes. ◼
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John et Dominique de Menil en visite dans l'atelier de l'artiste Willem de Kooning à Long Island, 1970.
Photo © Adelaide de Menil
Courtesy of Menil Archives/The Menil Collection, Houston