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Portrait de Kader Attia par Camille Millerand

Kader Attia : « On ne peut prétendre changer le monde en un claquement de doigts »

Invité de l'exposition collective « Global(e) Resistance », l'artiste franco-algérien Kader Attia y présente l’œuvre The Repair, qui poursuit une réflexion entamée depuis une dizaine d'années autour du thème de la « réparation ». Et avec La Colonie, son espace parisien tout à la fois bar et agora, repère et refuge, il entend offrir un lieu de paroles, d’écoutes, de partages et d’expérimentations autour de la pensée décoloniale. Conversation entre un artiste puissamment engagé et Christine Macel, commissaire de l'exposition.

± 5 min

Né en France en 1970 de parents algériens, Kader Attia a grandi dans un environnement multiculturel qui a forgé sa personnalité et nourri une production artistique éclectique débutée à la fin des années 1990. Son travail déploie des questionnements autour des notions d’aliénation culturelle et de quête d’identité. Pour Kader Attia, l’art est une thérapie. Depuis une dizaine d’années, il mène une recherche sur le thème de la « réparation », ayant constaté, lors de voyages au Mali et de visites dans des réserves de musées, qu’il était commun de réparer des objets ou des masques cassés et que leur restauration les dote d’une nouvelle identité. En collectant des images de ces objets, l’artiste les confronte à celles des « Gueules cassées » de la Première Guerre mondiale. Il met ainsi en perspective des idéaux de perfection différents et questionne les liens entre guerre et colonisation. C'est le sens de son œuvre The Repair, présentée dans le cadre de l'exposition « Global(e) Resistance ».

 

En 2017, l’artiste fonde La Colonie (fermé en 2020, ndlr), un espace culturel situé à proximité de la gare de Paris-Nord, qu’il souhaite comme un lieu alternatif d’échange pour accueillir des débats, rencontres, projections et expositions. En mettant en œuvre ce projet, Kader Attia entend poser au présent les questions de la décolonisation des peuples comme celle des savoirs, des comportements et des pratiques. Située dans un quartier où se mélangent populations africaines, indiennes et asiatiques, à deux pas de la gare du Nord, et donc aux carrefours de l’Europe comme du monde, La Colonie vise à réunir — sans exclusion et à travers ces formidables tribunes que peuvent être la création artistique et intellectuelle — toutes les identités et toutes les histoires, en particulier celles des minorités. La Colonie met au défi les postures amnésiques et délétères. C’est un lieu convivial qui engage, en toute indépendance, les chantiers du vivre et du penser ensemble. En 2016, Kader Attia est récompensé du prix Marcel Duchamp .

 

Christine Macel — Dans l’exposition « Global(e) Resistance », nous présentons la vidéo d’une conférence ainsi qu'une vitrine qui rendent compte des activités de La Colonie, en plus de votre œuvre The Repair, présente dans notre collection. Comment cela se passe-t-il ces jours-ci, alors que le lieu a dû fermer ?

Kader Attia — Pour moi, c’est très important de retrouver un nouvel espace pour La Colonie, un espace qui soit comme un oasis. Je pense souvent aux camps des Touaregs que j’ai rencontrés dans le désert, entre le sud de l’Algérie, le nord du Mali, la Mauritanie et le Niger. Ils n’ont pas de territoire, mais disent qu’ils ont des « oasis ». Certains me disent que La Colonie doit devenir nomade et vagabonde, mais pour moi il faut avoir une adresse, car c’est un lieu où se retrouver. Le philosophe Achille Mbembe par exemple passait à La Colonie en sortant de la gare du Nord, sans prendre rendez-vous. Il savait qu’il y aurait un accueil convivial, des personnes à rencontrer, un thé à la menthe. C’est important d’avoir une adresse pour reconstruire du commun. Évidemment, en ce moment, cette recherche est particulièrement difficile. J’avais trouvé un site magnifique devant le canal de l’Ourcq, dans le 19e arrondissement de Paris, mais la situation sanitaire a reporté cette recherche. Des financements trop importants seraient nécessaires. Il faut donc redéfinir le projet en fonction des moyens actuels. La Colonie va pouvoir se redéfinir de deux manières : d’une part, le projet va devenir nomade en attendant que la maladie passe, c'est-à-dire qu'il va s’installer à Paris, quelque part, ou dans d’autres lieux déjà existants à Utrecht, Tunis, Beyrouth, Dakar... La seconde chose c’est justement ce qui se passe déjà dans « Global(e) Resistance » au Centre Pompidou, c’est-à-dire diffuser le travail que La Colonie a effectué. Ici, nous montrons ce débat enregistré en vidéo entre les philosophes Étienne Balibar, Toni Negri et l'enseignant Omar Slaouti au sujet des Gilets Jaunes, ainsi que de nombreuses archives.

 

C’est une vidéo qui est très regardée, par un public jeune notamment, qui ne connaissait pas forcément La Colonie…

KA — Oui, tout à fait. Un universitaire américain de la Cornell University, dans l'état de New York, l’a vue au Centre Pompidou, et m’a envoyé un email demandant à avoir ce film sur les Gilets Jaunes pour le diffuser à ses étudiants. Il y avait eu un débat sur ce sujet à l'université, mais cela n’avait pas donné grand-chose d’intéressant... Cette conférence de La Colonie a donc permis de trouver un rebond. Ce qui est important, c’est que le Centre Pompidou ait donné un écho à ces personnes par ailleurs invisibilisées dans les institutions. J’essaie d’allier les militants et les théoriciens, et surtout d’écouter, même des points de vue opposés, même des points de vue qui s’expriment violemment.

 

J’essaie d’allier les militants et les théoriciens, et surtout d’écouter, même des points de vue opposés, même des points de vue qui s’expriment violemment.

Kader Attia

 

J’ai vu à La Colonie des gens se modérer entre eux, dans une sorte d’automodération. Le philosophe Étienne Balibar me l’a fait remarquer : « un lieu où je me fais huer, et où dix minutes après je me fais applaudir, c’est un lieu important, un vrai lieu de débats, un pont entre des gens qui ne se rencontraient pas. » Nous travaillons à un horizon à dix ou vingt ans, pour nourrir des débats dans des eaux aujourd’hui cacophoniques, mais qui porteront leurs fruits dans les générations émergentes. 

 

Par rapport à la notion d’art comme résistance, il y a dans votre travail une forme de résistance donc, et un engagement dans votre activité au-delà de votre travail qui relève de l’action de résistance. Comme les articulez-vous ? Comment l’un nourrit l’autre, et réciproquement ?

KA — Pour moi tout est lié. Nous avons tous été très sollicités pour signer des tribunes ces dernières années, ce que j’ai fait pour des sujets qui me semblaient importants, même si je sais bien que nous sommes dirigés par des algorithmes sur les réseaux. Et même si je l’ai fait, surtout pour des amis, j’étais agacé par l’idée de réagir à chaud sur l’actualité en signant parce qu’on est indigné pour une cause ou une autre. Par exemple, il y a eu cette lettre de l’université contre la pensée décoloniale publiée dans l'hebdomadaire Le Point, à la limite de l’autoritarisme. Ces mêmes universitaires étaient d’ailleurs autrefois pour l’interdiction d’interdire... Je me suis dit que je voulais bien signer une contre-tribune, mais que ce serait la dernière, car ce n’est pas en signant mais en écrivant des livres, en faisant des films, en faisant des œuvres d’art, que je souhaite me positionner.

 

Ce n’est pas en signant des tribunes mais en écrivant des livres, en faisant des films, en faisant des œuvres d’art, que je souhaite me positionner.

Kader Attia

 

L’action plutôt que la réaction ?

KA —Oui, mais une action élaborée. Il ne s’agit pas juste de sortir dans la rue et d’agiter des banderoles, même si il faut quand même le faire. Cela fait partie du travail, mais le vrai travail, c’est de transformer l’épistémologie dans le temps, avec une œuvre de longue haleine. On ne peut prétendre changer le monde en un claquement de doigts. C’est pour cela que les films que je fais nourrissent La Colonie et que La Colonie nourrit mes films. Même si elle est fermée aujourd’hui, le dernier film que je viens de faire sur la restitution des objets d’art africain, Les Entrelacs de l’objet, procède de la même manière : il crée une conversation entre différents points de vue sur l’objet. Qu’est-ce que l’objet ? Et il emmène justement le spectateur vers une réflexion élaborée sur l’objet et la restitution. Est-ce qu’en rendant on répare vraiment ? Ou ce qui est passé est-il irréparable ?  Ou même si l’on rend, est-ce qu’on ne prend pas autre chose, en créant une dette ? J’ai initialement créé La Colonie avec une forme d’indignation silencieuse qui déjà refusait cette espèce d'emportement facile et mondain.

 

J’ai initialement créé La Colonie avec une forme d’indignation silencieuse qui déjà refusait cette espèce d'emportement facile et mondain.

Kader Attia

 

Pensez-vous qu’il y ait une différence dans les positionnements entre la scène à Paris ou celle de Berlin ? Entend-on les mêmes indignations ?

KA — À Berlin, il y a un activisme très fort, beaucoup plus en phase avec son époque. Paris est plus bourgeois, plus stratifié socialement. Berlin possède une dimension très radicale et politique. Je pense notamment à un lieu comme Haus der Kulturen der Welt, dirigé par Bernd Scherrer, avec qui nous travaillons sur un quatrième chapitre du colloque The White West, dont les deux premiers ont eu lieu à La Colonie. Je pense à des colloques antifascistes avec le professeur de microbiologie Florian Krammer, l'artiste berlinois Jan Peter Hammer... Mais le politique dans l’art n’a finalement pas encore eu vraiment lieu : il reste encore à aborder dans l’art des problématiques comme la question de l’antifascisme, la question décoloniale, la question d’un écologisme radical… Cette énergie de pensée qui est en ébullition donnera dans plusieurs années un écho dans l’art, qui n’est pas encore visible, sauf avec quelques-uns. Je pense par exemple à Forensic Architecture à Berlin, à Natasha Sadr...

Mais le politique dans l’art n’a finalement pas encore eu vraiment lieu : il reste encore à aborder dans l’art des problématiques comme la question de l’antifascisme, la question décoloniale, la question d’un écologisme radical...

Kader Attia

 

Les artistes issus des Suds sont-ils de fait plus engagés socio-politiquement que ceux de l’Occident ? 

KA — Je ne pense pas qu’ils le soient forcément. Pendant très longtemps, j’essayais d’adresser des questions en lien avec les racisés, par exemple à mes débuts avec ma marque « Hallal ». Mais on m’a dit à cette époque que la question du colonialisme n’était pas une question intéressante dans l’art, qu’il fallait des œuvres plus « poétiques ». Je crois que les gens qui ont une histoire qui vient des pays du Sud ne sont pas plus politisés parce que leur pays aurait des problèmes politiques. Mais quand ils le sont, c’est parce qu’ils font partie d’une histoire où ils ont été invisibilisés, et où le récit de leur histoire a été tu. Les Suds n’ont pas été écoutés pendant longtemps.

 

Les Suds n’ont pas été écoutés pendant longtemps.

Kader Attia

 

Pourtant ils ont émergé dès le milieu des années 1990 avec la Biennale de la Havane de Gerardo Mosquera, ou avec la Biennale de Johannesburg d’Okwui Enwezor, il y a plus de vingt ans. Avant cela, il y avait à Londres l’artiste et activiste Rasheen Araeen avec la revue Third Text dès les années 1980 et sa fameuse exposition à la Hayward Gallery en 1989 « The Other Story » avec seulement des artistes africains et asiatiques...

KA — Oui mais il s’agissait d’un défrichage. C’est un processus très long. Ce qui se passe aujourd’hui est beaucoup plus visible. Il faut bien sûr rappeler les débuts de cette histoire, mais il faut aussi comprendre que nous sommes seulement à l’aube d’une nouvelle conscience plus large. Il ne faut pas qu’il s’agisse d’un effet de mode, mais d’une vraie conversation.

 

Cette conversation existe déjà car une grande partie des artistes des Suds réside en Europe par exemple, Oma Ba à Genève, Sammy Baloji à Bruxelles, Marcos Avila Forero et Yvan Argote à Paris...

KA — Oui beaucoup d’entre eux contribuent à ce dialogue comme Sammy Baloji entre Bruxelles et Lumumbashi, Jems Koko Bi entre Cologne et Abidjan… Pour moi ce qui est important, c’est la relation entre la pratique artistique et « le pas de côté », cette action à côté du travail. Les workshops font aussi partie de ces pas de côté. Je suis convaincu que dans l’après covid-19 il faut aussi réinventer le musée...

 

Il faut sentir, entendre le bruissement des choses. Il faut se regrouper, il faut de la convivialité, car l’action et le pas de côté sont liés à la sociabilité.

Kader Attia

 

Il faut aller vers les publics qu’on voudrait voir au musée. Ne pas attendre qu’ils arrivent seulement grâce aux réseaux sociaux, mais que les soi-disant sachants se déplacent eux-mêmes vers les publics que l’on ne voit pas au musée. Le virtuel est une chose, mais il faut aussi « toucher » les gens, directement. Le Centre Pompidou prépare d’ailleurs un projet d’Artobus pour novembre 2020 qui circulera dans toute la France...

KA — Oui il faut sentir, entendre le bruissement des choses. Il faut se regrouper, il faut de la convivialité, car l’action et le pas de côté sont liés à la sociabilité. J’en suis intimement persuadé. ◼

Commissariat

 

Christine Macel

Conservatrice en cheffe, cheffe du service création contemporaine et prospective, Musée national d'art moderne

Alicia Knock et Yung Ma

Conservateurs, service création contemporaine et prospective, Musée national d'art moderne