Joanna Hogg, l’aventure de soi
Révélée en France par le diptyque The Souvenir Part I & II (2019 et 2021), Joanna Hogg met à nu les dynamiques familiales et sociales dès son premier film, Unrelated, en 2007 (on y découvre l'acteur Tom Hiddleston). Sa mise en scène, à la fois discrète et audacieuse en recueille les infimes variations. Son cinéma est également une exploration intime, notamment à travers le portrait de femmes, mères et filles, mais aussi dans l’évocation de sa naissance comme cinéaste, qui donne lieu à une esthétique plus organique.
Née en 1960 à Londres, Joanna Hogg pratique la photographie avant d’intégrer la National Film and Television School en 1981. Elle réalise à cette période plusieurs films expérimentaux en Super 8. Son court métrage de fin d’études, Caprice (1986), avec une Tilda Swinton encore inconnue, est remarqué. Elle tourne ensuite plusieurs clips pour des artistes et travaille à la télévision. Il faudra des années à Joanna Hogg pour oser faire un film de cinéma. Son premier essai, Unrelated, réalisé à 47 ans, est magistral. Suivront Archipelago (2010) et Exhibition (2013), avec Viv Albertine (l’ancienne guitariste du groupe punk culte The Slits), et le plasticien Liam Gillick, qui développent l’exploration des liens familiaux, amoureux et sociaux en rapport avec leur environnement immédiat, du plus naturel — les îles Scilly, la campagne italienne en été — aux plus raffinés — une villa toscane, une maison moderniste à Londres, grâce à des dispositifs originaux de distanciation du regard qui jamais ne méprisent leurs sujets. Joanna Hogg s’impose avec ces trois premiers longs métrages comme une figure incontournable du cinéma britannique.
Il faudra des années à Joanna Hogg pour oser faire un film de cinéma. Son premier essai, Unrelated, réalisé à 47 ans, est magistral.
Grand prix à Sundance, sélectionné et primé dans de nombreux festivals à travers le monde, The Souvenir (2019) — avec Tilda Swinton, sa fille Honor Swinton Byrne et Tom Burke, sur un amour chaotique entre une jeune étudiante en cinéma et un homme plus âgé, affabulateur aussi fascinant que toxique, la propulse sur le devant de la scène internationale. Le deuxième volet de cette autofiction, The Souvenir, part II, où l’étudiante fait le deuil de cet amour avec son premier film, a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2021. Martin Scorsese en a été le producteur exécutif, comme celui de son nouveau film. Après la sortie française des deux volets de The Souvenir en 2022, cette rétrospective des films de Joanna Hogg est l’occasion de dévoiler son sixième long métrage très attendu, Eternal Daughter (2022, avec Tilda Swinton toujours), ainsi que ses quatre premiers films inédits, qui sortiront en salle à cette occasion sur tout le territoire. À cette occasion, Joanna Hogg a réalisé un court métrage pour la collection « Où en êtes-vous ? » initiée par le Centre Pompidou. Carnet de notes pour un film passé ou à venir, tourné à Los Angeles, Présages arpente la ville comme un lieu hanté où se mêlent souvenirs, angoisses et fantasmes. Entretien exclusif avec une cinéaste au sommet de son art.
Eternal Daughter est votre septième long métrage en quinze ans. À la fois prolongement de vos précédents films et pas de côté, qu’avez-vous souhaité explorer avec ce film ?
Joanna Hogg — L’envie de réaliser Eternal Daughter est arrivée après avoir terminé Unrelated. Je voulais aller plus loin dans l’auscultation des dynamiques familiales et plonger en territoire encore plus intime : une exploration fictionnelle de ma relation avec ma mère. Mais c’était dangereusement proche de moi. Après avoir écrit l’histoire, nous avons commencé à préparer le tournage et j’ai été soudain envahie de sentiments de culpabilité ; comme si je volais quelque chose de ma mère et, comme Julie dans le film, que je n’avais pas le droit d’empiéter sur sa vie même si elle était modifiée par ma propre expérience. Alors je l’ai mise de côté et j’ai réalisé Archipelago à la place.
Plus que les films, ce sont les nouvelles que j’ai lues pendant la préparation de Eternal Daughter qui m’ont laissé la plus grande impression. Une en particulier, They de Rudyard Kipling, m’a aidée à développer la profondeur émotionnelle de l’histoire. C’est la seule fois qu’une histoire de fantômes a eu un tel effet sur moi.
Joanna Hogg
En 2020, j’ai recommencé à songer à Eternal Daughter. Tilda et moi venions de retravailler ensemble après bien des années pour les deux volets de The Souvenir, et sa façon d’interpréter Rosalind a déclenché une fascination chez nous pour la génération de nos mères. Même si Rosalind aidait à séparer le personnage de la mère de la mienne, le sentiment de culpabilité a resurgi alors que la production commençait. C’était pendant la pandémie et le tournage tenait à un fil. Ce qui a aidé à créer de la distance entre Eternal Daughter et la vie de ma mère a été de penser le film par le prisme du genre. Une fois que l’histoire est devenue une histoire de fantômes, j’ai eu envie d’en exploiter les aspects gothiques. Certains films des années 1940-1950 m’ont particulièrement influencée comme Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur (1957) et La Falaise mystérieuse de Lewis Allen (1944). Les couleurs émanaient de la maison elle-même – les lumières de sécurité vertes qui jettent une lumière fantomatique la nuit, les sombres bleus et verts et le rouge occasionnel constituent notre palette réduite. On a tourné en 16 mm et le film est baigné tout du long d’une lumière sombre. Plus que les films, ce sont les nouvelles que j’ai lues pendant la préparation qui m’ont laissé la plus grande impression. Une en particulier, They de Rudyard Kipling, m’a aidée à développer la profondeur émotionnelle de l’histoire. C’est la seule fois qu’une histoire de fantômes a eu un tel effet sur moi. J’ai également prêté beaucoup d’attention au travail sonore, comme dans tous mes films. Les séquences sans dialogues sont nombreuses et avec mon ingénieur du son, Jovan Aider, nous avons voulu déranger le spectateur avec des sons parfois peu naturels.
Votre approche de la mise en scène, à la fois radicale et délicate, y est toujours aussi saisissante. Comment l’élaborez-vous à chaque nouveau film ?
Joanna Hogg — J'étais photographe avant d'être cinéaste et je m’intéresse donc à la composition d'une image. C'est très instinctif chez moi – ce qu'on inclut dans un cadre et ce qu'on en exclut. Les limites précises de l'image. Pour Unrelated, c'est un groupe de personnages que je mets en scène et j'étais attentive à leur façon d'évoluer dans le cadre. Je voulais que la caméra reste à distance pour qu'on puisse observer leur langage corporel. Que les acteurs soient comme des danseurs. J'ai poussé cette idée plus loin dans Exhibition pour lequel j'ai dit à la musicienne Viv Albertine, qui interprète le rôle de D, de bouger comme une danseuse et d'habiter cette maison comme si elle la possédait ou en était possédée. Viv a parfaitement compris ce que j'exprimais et elle était très à l'aise dans cette façon d’incarner physiquement cette histoire.
J'étais photographe avant d'être cinéaste et je m’intéresse donc à la composition d'une image. C'est très instinctif chez moi – ce qu'on inclut dans un cadre et ce qu'on en exclut.
Joanna Hogg
Avec les deux volets de The Souvenir, c'est plutôt mes passions esthétiques et cinématographiques des années 1980 que j'ai convoquées, couplées à l'étude des photos que j'ai prises dans mon appartement pendant cette décennie, la qualité de la lumière, les textures mais aussi les cadrages. Je crois que ma façon de faire fonctionner une image n'a pas tellement changé au cours des années, mes films ont une esthétique commune.
Tous vos films comportent des performances d’acteur marquantes, on pense à Tilda Swinton, Tom Hiddleston ou Honor Swinton-Byrne. Vous travaillez d’ailleurs avec des professionnels et non professionnels. Pouvez-vous nous parler de votre « méthode » ?
Joanna Hogg — Mon processus d’écriture est long. Le temps que cela me prend de préparer un film ne correspond pas au nombre de pages finales de mon scénario. C’est bien plus qu’écrire des séquences ou même de raconter une histoire. Comme j’explore généralement un aspect de ma propre vie, le processus inclut une fouille de ce territoire intime. C’est souvent très émotionnel et cela peut m’exténuer. Cette expérience intense tient en une trentaine de pages. C’est ce que je donne aux acteurs et je crois qu’une part d’intensité déteint sur eux et leur permet de pénétrer dans l’univers que j’ai créé. Tout le monde n’a pas accès à ce document écrit – qui s’apparente plus à une nouvelle qu’à un scénario classique et qui contient des photographies que j’ai prises.
Mon processus d’écriture est long. Le temps que cela me prend de préparer un film ne correspond pas au nombre de pages finales de mon scénario. C’est bien plus qu’écrire des séquences ou même de raconter une histoire.
Joanna Hogg
Honor Swinton-Byrne, par exemple, n’y avait pas eu droit pour The Souvenir. Ce qu’elle a vu en revanche était quelques-uns de mes journaux intimes des années 1980 et mes photographies ; elle pouvait ainsi rentrer dans l’histoire d’une manière différente sans être entravée par sa connaissance de ce qui allait arriver. La façon dont je travaille avec mes acteurs professionnels et non professionnels varie tellement d’un film à l’autre. Cela dépend de la personne que je choisis et ce que je décèle comme besoins de sa part. J’écris parfois quelques dialogues la nuit d’avant pour les donner à un acteur mais sans lui accorder assez de temps pour qu’il les apprennent. Je n’organise jamais d’auditions ou de répétitions, c’est un processus basé sur l’intuition. ◼
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Tilda Swinton dans Eternal Daughter, de Joanna Hogg (2022)
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