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Deena Abdelwahed, la musique arabe du futur

Queer, féministe et activiste, un pied dans l’expérimentation, l’autre dans la tradition, la DJ et productrice Deena Abdelwahed a réussi à placer la scène tunisienne sur la carte des musiques électroniques. Elle est la tête d’affiche de la nouvelle soirée Museum Live, le 28 novembre au Centre Pompidou. Rencontre avec une artiste libre.

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« J’ai joué de nombreuses fois à La Machine, j’aime beaucoup le Centre Pompidou, je collabore régulièrement avec l’Ircam, Glitter55 est une amie que j’adore, et avec qui je mixe régulièrement. Donc tout était réuni pour que j’accepte cette invitation ! », déclare, dans un fou rire dont elle est coutumière, la DJ et productrice, Deena Abdelwahed. Son mix en B2B (pour back 2 back) avec l’artiste marocaine Glitter55, le 28 novembre prochain, est l'une des dates phares de Museum Live, une trilogie de soirées clubbing, en forme de carte blanche confiée à La Machine du Moulin Rouge. 


La trentaine entamée, tunisienne d’origine, Deena a grandi au Qatar jusqu’à ses 18 ans. Ses parents, infirmiers, étant partis y travailler en 1987. « Je suis restée dans un cocon protecteur jusqu’à l’adolescence quand j’ai décidé de repartir vivre à Tunis avec ma sœur, explique-t-elle. J’ai passé mon enfance enfermée chez moi, devant la télé, une console de jeux ou, plus tard, le seul ordinateur qu’on se partageait entre toute la famille. Je ne peux pas dire que j’ai souffert de cet isolement culturel, les choses n’étaient pas censurées, mais tout simplement pas présentées. Donc je ne savais pas que ça existait, comme la musique électronique par exemple. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’Internet, vers 2003, que j’ai commencé à réaliser l’amplitude du monde. » Elle découvre la pop occidentale, Mariah Carey et Marylin Manson, avant de surfer sur Myspace et les premiers sites de partage de fichiers, comme Napster ou Limewire, où elle se prend de passion pour les productions hip-hop de DJ Dilla, la house de Chicago et ses dérivés plus rapides et énervés que sont le footstep et le juke.

 

Je ne peux pas dire que j’ai souffert de cet isolement culturel, les choses n’étaient pas censurées, mais tout simplement pas présentées. Donc je ne savais pas que ça existait, comme la musique électronique par exemple. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’Internet, vers 2003, que j’ai commencé à réaliser l’amplitude du monde. 

Deena Abdelwahed

 

Bac en poche, revenue vivre à Tunis pour y suivre les cours des beaux-arts (elle se destine à une carrière d’architecte d’intérieur), c’est un petit bout d’univers et une liberté nouvelle qui s’ouvrent à elle. Elle accompagne au chant un groupe de jazz qui se produit dans les hôtels de luxe pour touristes, tout en découvrant les premières raves qui se tiennent dans la banlieue de Tunis. Des rassemblements clandestins où filles et garçons se mélangent, dansent, flirtent et boivent de l’alcool, où l’homosexualité n’est pas un problème. Toutes choses sinon interdites, du moins réprimées, en Tunisie. Elle y rencontre le collectif World Full Of Bass, un gang de garçons passionnés de dub et de bass music, dont elle va intégrer les rangs, tout en faisant ses premiers pas derrière les platines. La Révolution de jasmin explose, son militantisme s’éveille en participant aux premiers sit-in et manifestations, qui vont conduire à la démission du président tunisien Ben Ali.

 

Devenue résidente au Plug, un des rares club undergrounds de Tunis au bord de la plage de la Marsa, dont les vagues viennent lécher les immenses baies vitrées, elle affine sa science du mix avec une volonté farouche de sortir des sentiers battus, sans nier ses racines maghrébines. « Je préfère dire que je suis exploratrice plutôt que DJ, explique Deena. J’essaie de m’écarter de la routine conventionnelle, et des genres établis, comme la house ou la techno, associés à la club music. Je joue essentiellement de la UK bass, que je mélange à des sonorités venues d’Amérique du Sud, d’Afrique ou du Maghreb, comme le kuduru, la batucada ou le baile funk. Je cherche à offrir une musique de club avant-gardiste, qui vienne du monde entier et ne soit, surtout pas, conventionnelle. L’idée est de faire danser les gens avec des sonorités qui ne sont pas forcément considérées comme dansantes. » 

 

Je préfère dire que je suis exploratrice plutôt que DJ. […] Je cherche à offrir une musique de club avant-gardiste, qui vienne du monde entier et ne soit, surtout pas, conventionnelle. L’idée est de faire danser les gens avec des sonorités qui ne sont pas forcément considérées comme dansantes. 

Deena Abdelwahed


C’est à 26 ans, en s’installant en France pour rejoindre sa fiancée, que sa carrière explose en même temps qu’elle rejoint Arabstazy, un collectif d’activistes numériques et de musiciens arabes en exil. Très vite repérée par la puissance et l’audace de ses DJ sets, on la retrouve sur le line-up des meilleurs clubs et festivals européens comme le Berghain à Berlin, Sonar à Barcelone, Dekmantel à Amsterdam ou We Love Green à Paris. Elle est contactée par Karin Dreijer du groupe électro The Knife, avec qui elle collabore sur deux titres du projet Fever Ray, devient résidente des soirées Concrete qui enflamment le 12arrondissement à ciel ouvert, elle livre, All Hail Mother Internet, une performance artistique mémorable au CTM Berlin Festival avant de se lancer, enfin, dans la production. S’en ensuit Khonnar (2018), un premier album magistral où Deena s’éloigne du dancefloor, hybride la musique arabe aux machines, tout en attaquant de front le poids de la religion, du sexisme, du patriarcat, de l’éducation et du machisme dans les sociétés arabes. Puis, l’année dernière, elle signe l'album Jbal Rras (du nom d’un célèbre massif montagneux de Tunisie), dans lequel elle s’empare des rythmes traditionnels de plusieurs pays arabes (le fazzani tunisien, le chaâbi marocain, le dabke du Liban, ou le khaliji des pays du Golfe) qu’elle déconstruit en expérimentations électroniques futuristes, tout en plaçant Tunis sur la carte des musiques électroniques. 


Queer, féministe et activiste, un pied dans l’expérimentation, l’autre dans la tradition, Deena ne s’arrête jamais et multiplie les expériences. De la bande-son de films ou de spectacles de danse à sa collaboration avec l’Ircam où elle donne vie aux logiciels virtuels qu’elle imagine dans sa tête. Refusant la facilité, et la célébrité factice d’une certaine scène club, elle poursuit sa quête – mettre les musiques arabes au cœur du dancefloor – avec intransigeance et détermination. Et surtout la tête haute ! ◼