Keziah Jones : « Mon univers n’est que contradictions et paradoxes. »
Il arrive juché sur un vélo hollandais aussi longiligne que lui. Le port est altier, et le costume, un trois-pièces en laine, porté sans chemise. Sur la tête, un large chapeau termine la silhouette de dandy naturel. À 52 ans, Keziah Jones ressemble toujours à ce musicien au corps sec et traversé par l’électricité du blues et du funk que le public a découvert, au début des années 1990, avec son tube Rhythm is Love. Ces jours-ci, le Nigérian est de passage à Paris, sa ville d’adoption depuis qu’il fut découvert, comme le raconte la légende, jouant dans les couloirs du métro. Keziah Jones : « Je viens souvent dans la capitale, c’est ici qu’est ma maison de disques. Je connais bien les quartiers, que j’ai souvent sillonnés à vélo. J’ai le souvenir d’avoir joué sur la Piazza du Centre Pompidou, cela devait être vers 1990 ou 1991… »
Je viens souvent dans la capitale, c’est ici qu’est ma maison de disques. Je connais bien les quartiers, que j’ai souvent sillonnés à vélo. J’ai le souvenir d’avoir joué sur la Piazza du Centre Pompidou, cela devait être vers 1990 ou 1991.
Keziah Jones
Le 9 juillet prochain, Keziah Jones est cette fois-ci l’invité d’honneur du Centre Pompidou, pour un concert exceptionnel baptisé « Symposiums of the Future ». Il sera aux côtés des danseurs Qudus Onikeku et Bukunmi Olukitibi, de l’artiste Native Maqari et du réalisateur Simon Rouby. Des personnalités créatives que Keziah Jones connaît bien, pour avoir déjà travaillé avec elles, notamment Native Maqari, sur le projet Captain Rugged, un roman graphique qui raconte le boom économique de Lagos, la capitale du Nigéria, dans les années 1970 (paru en 2014, ndlr).
« Symposiums of the Future », une performance en forme de dialogue pour interroger les identités multiples qui forgent ce que l’on appelle « l’identité », et sur laquelle plane la figure tutélaire du légendaire Fela Kuti, une référence pour Keziah Jones. Né Olufemi Sanyaolu, Keziah a grandi au Nigéria avant de s’envoler pour la Grande-Bretagne. Ses parents, issus de la classe moyenne émergente (son père est ingénieur), l’envoient étudier à l’étranger : « J’avais 8 ans, et je portais une étiquette autour du cou avec mon nom dans l’avion… Je partais pour un pays dont j’ignorais tout, une autre culture, une autre langue. J’avais emporté avec moi un disque de Fela, qui s’appelait No Agreement (sorti en 1977, ndlr). Fela, c’est quelqu’un de fondamental pour moi. Il avait lui aussi fait un voyage similaire dans sa jeunesse. Sa musique m’a guidé dans mon voyage spirituel. »
Le titre même de la performance, « Symposiums of the Future » (soit « colloques du futur »), est tiré d’une interview de Fela restée célèbre, datant de 1968. Un clin d’œil appuyé à la star, inventeur de l’afrobeat : « Fela est un exemple à suivre, même si les temps ont changé. À son époque, le Nigéria venait d’accéder à l’indépendance, le monde entier penchait beaucoup plus à gauche qu’aujourd’hui… Néanmoins il y a des parallèles à faire entre nos deux époques. Il est un modèle car il nous a laissé un chemin. »
Dès ses débuts, Keziah Jones n’a cessé d’être politique, dans ses textes et sa musique métissée, puisant autant dans les rythmes d’Afrique de l’Ouest, la soul et le funk que le blues, interrogeant la figure de l’homme noir dans le monde occidental (l’un de ses meilleurs albums, sorti en 2003, s’appelait Black Orpheus, en référence à Orfeu Negro, le chef d’œuvre de Marcel Camus, Palme d’or à Cannes en 1959, ndlr). Après des années de pérégrinations et un long séjour à Londres, Keziah Jones s’est établi il y a huit ans à Lagos, pouls battant de la scène nigériane. Pendant le confinement, le musicien s’est attelé dans son studio à l’écriture d’un futur album — dont il jouera quelques morceaux sur scène le 9 juillet prochain.
La musique que je fais aujourd’hui est assez différente de celle que j’ai pu faire par le passé… peut-être moins torturée. En tous cas, beaucoup plus instrumentale, plus influencée par les formes jazz […] J’essaie de me concentrer sur le corps, le corps comme objet politique. Je crois vraiment au pouvoir du son.
Keziah Jones
« La musique que je fais aujourd’hui est assez différente de celle que j’ai pu faire par le passé… peut-être moins torturée. En tous cas, beaucoup plus instrumentale, plus influencée par les formes jazz », analyse Keziah Jones. Au Nigéria, les derniers mois ont été marqués par de violents affrontements entre jeunesse et police, sur fond de contestation politique, et cela a aussi laissé des traces : « Nous sommes dans une période particulière… J’essaie de me concentrer sur le corps, le corps comme objet politique. Je crois vraiment au pouvoir du son », raconte le musicien, se faisant soudain prophète. Son pays, phare économique après l’indépendance (proclamée en 1960) a connu un crash dans les années 1980. Mais le Nigéria reste l’un des plus riches du continent africain — dopé notamment par le pétrole, et une population de 219 millions d’habitants, largement des jeunes de moins de 25 ans. À Lagos, la scène artistique est bouillonnante de vitalité, produisant mêmes des stars, tels Wizkid ou Burna Boy, figures de proue du style musical « afrobeats » qui cartonne hors des frontières : « Mes neveux et nièce sont fans de ces artistes. Ils ont su capitaliser sur le mot "afrobeat", formé par Fela, pour inventer ce terme marketing très malin ! Ils produisent un son beaucoup plus urbain, plus électronique et influencé par les formats américains, c’est de la musique pour les masses… Et c’est ce qu’était la musique de Fela finalement. »
Aujourd’hui, après sept albums, Keziah Jones reste plus connu à l’international que dans son pays : « La France a été généreuse avec moi, comme elle l’a été avec des artistes comme Richard Wright ou James Baldwin dans les années 1950 et 1960, ou avec les musiciens africains dans les années 1980. » Comme Keziah Jones, le nouveau président français ne néglige pas non plus l’axe France/Nigéria. En 2018, Emmanuel Macron, qui connaît bien le pays (il y a effectué son stage de l’ENA à l’ambassade en 2002 à Abuja, la capitale, ndlr), se rend au Shrine, le club légendaire de Fela à Lagos, sur invitation de Femi Kuti, le fils de l’idole. Keziah Jones s’enthousiasme : « Au Nigéria, c’était énorme qu’un président français se rende dans un lieu si symbolique ! Il faut comprendre que, jusqu’à peu, Fela n’était pas reconnu par les leaders nigérians. Pour eux, ce n’était qu’un fauteur de troubles… Mais depuis sa disparition (en 1997, ndlr) les politiques se réclament de lui, et racontent qu’ils étaient des habitués du lieu dans les années 1970, etc. Alors qu’à l’époque personne ne le disait ! Fela était bien trop radical. C’était quelqu’un qui échappait à toute catégorisation, et utilisait sa musique pour servir le peuple, une cause bien plus grande que lui-même. Pour les gens de ma génération, la lutte est différente, mais les méthodes restent les mêmes : nous utilisons la musique et l’art pour éveiller les consciences. »
La France a été généreuse avec moi, comme elle l’a été avec des artistes comme Richard Wright ou James Baldwin dans les années 1950 et 1960, ou avec les musiciens africains dans les années 1980.
Keziah Jones
Musicien engagé, globe-trotter invétéré, esthète et poète du métro, Keziah Jones est tout ça : « Mon univers n’est que contradictions et paradoxes. J’accueille la contradiction à bras ouverts ! Je sais parfaitement mélanger les contrastes, c’est d’ailleurs ce que nous faisons au Nigéria depuis bien longtemps. Du côté de mon père, ma famille est musulmane, celle de ma mère est chrétienne. À la maison, nous parlions anglais mais aussi yoruba… Dans la vie il faut savoir trouver le mélange qui vous va bien. C’est ce que j’essaie de faire dans la musique. Et dans la vie. » ◼
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Portrait de Keziah Jones, juin 2021, Centre Pompidou
© Jean-Michel Sicot