Avec « Mailles », Dorothée Munyaneza tricote intime et résilience
Depuis son salon à Marseille et à travers une fenêtre de son ordinateur, Dorothée Munyaneza laisse aller son regard vers l’horizon, comme pour mieux construire cette pensée qu’elle tisse au fil de ses spectacles. Danseuse, musicienne, chanteuse, autrice, chorégraphe, Dorothée Munyaneza présente ces jours-ci au Centre Pompidou le spectacle Mailles. Originaire du Rwanda, elle quitte Kigali en 1994 pour l’Angleterre. Elle a 12 ans. Le génocide des Tutsis, qui ravage alors le pays, n’est pas la vraie raison de ce départ, contrairement à ce qui est souvent raconté : « Dans les portraits que l’on a pu faire de moi, on dit souvent que je suis une exilée, une réfugiée. Ce n’est pas vrai. Avant le génocide des Tutsis au Rwanda, ma mère travaillait à Londres et mes parents avaient décidé de s’installer en Angleterre. Le génocide contre les Tutsis a changé beaucoup de choses dans nos vies. On a perdu le contact avec notre mère, mais elle a fini par nous retrouver, et on s’y est installé, comme prévu. »
Ce souci d’intégrité, de véracité des récits, est central dans son travail. Après un début de carrière dans la musique (elle a travaillé notamment avec le cinéaste Terry George, pour lequel elle compose et interprète la bande-originale du film Hotel Rwanda en 2004), elle s’oriente vers le spectacle vivant suite à une rencontre décisive, celle avec le danseur et chorégraphe François Verret. Musicienne interprète pour plusieurs de ses spectacles, elle est, un jour, invitée par le chorégraphe à danser. Une forme de révélation, même si pour Dorothée Munyaneza la danse était là depuis toujours : « J’ai grandi dans une famille où on dansait beaucoup. Ce sont mes grands-mères, que j’ai observées depuis toute petite, qui m’ont vraiment formée. J’ai encore des traces de leurs pas en moi. La danse contemporaine, au sens occidental du terme, est arrivée assez tardivement dans ma vie, oui ; mais le mouvement corporel existe depuis toujours. » Très vite, Dorothée Munyaneza développe son propre langage chorégraphique, en fondant sa compagnie, Kadidi, en 2013. Ses spectacles évoquent, à travers une parole autobiographique (Samedi détente, 2014) puis collective – celle de femmes violées et maltraitées – (Unwanted, 2017), le génocide des Tutsis au Rwanda, et plus largement la parole empêchée, invisibilisée, passée sous silence. Ces corps meurtris, cette mémoire, individuelle et collective, voilà ce que cherche à montrer et à raconter Dorothée Munyaneza, qui affirme « ne pas pouvoir créer quelque chose qui soit hors du monde. »
Quand je parle de femmes africaines ou afro-descendantes dispersées par l’histoire, je parle de l’histoire avec un grand H, celle de notre monde, liée à la traite négrière, à l’esclavage, à la colonisation, mais aussi l’histoire individuelle… Des choix non contraints, intentionnels.
Dorothée Munyaneza
Avec son nouveau spectacle, Mailles, l’artiste prolonge cette recherche : « Mailles est né d’une envie : celle de rassembler les “enfants dispersés” par l’histoire. » (en référence au titre du livre de Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés, éditions J’ai lu, 2021, ndlr). Ces « enfants », ce sont six femmes artistes – dont elle. Africaines ou Afro-descendantes, danseuses, poétesses, performeuses, elles viennent des quatre coins du monde, de l'Éthiopie à Rotterdam, de la Somalie à Paris, de Bristol à Séville, d'Haïti à Marseille, et montent sur scène pour raconter leur histoire et leur trajectoire. Dorothée Munyaneza : « Quand je parle de femmes africaines ou afro-descendantes dispersées par l’histoire, je parle de l’histoire avec un grand H, celle de notre monde, liée à la traite négrière, à l’esclavage, à la colonisation, mais aussi l’histoire individuelle… Des choix d’ordre économique ou juste des choix de vie, non contraints, intentionnels. Car nous sommes habitées par nos histoires individuelles, familiales, territoriales, intimes, mais aussi par nos histoires politiques, et plus globalement, les histoires de notre monde. »
Spectacle choral, Mailles est une symphonie à six voix, mais aussi à six corps : « J’aime quand la parole devient mouvement, quand le mouvement devient chant, quand le chant devient cri, et quand le cri devient mot… » Pour Dorothée Munyaneza, l’enjeu est surtout de rendre visible une prétendue minorité : « On dit que les corps noirs ou non-blancs sont minoritaires, mais ce n’est pas vrai : on est beaucoup, on est partout. Visibiliser ces corps, rendre les récits de personnes non-blanches entendables, entendus, est d’autant plus important que nous sommes majoritaires. Nous sommes là, encore et toujours. » Ces récits se tissent ainsi tout au long du spectacle, autour de la figure « oraculaire » d’Asmaa Jama, poétesse et cadette du groupe, mais aussi matériellement, dans les costumes conçus par la designeuse et plasticienne Stéphanie Coudert. Comme une tapisserie dont chaque artiste constitue une partie, ils questionnent le féminin et la liberté des corps : « Stéphanie Coudert a créé ces costumes comme des espaces habitables, modifiables, ou au contraire, que l’on peut délaisser. Ce sont des volumes, des espaces-volumes qui peuvent être remplis, avec nos corps, nos gestes, nos mots, ou vides. » Sur la scène, il y a aussi des habits suspendus. Présence fantomatique des absentes et absents, « des personnes qui sont parties mais encore là, et puis des futurs absents, des prochains ancêtres ».
J’aime quand la parole devient mouvement, quand le mouvement devient chant, quand le chant devient cri, et quand le cri devient mot…
Dorothée Munyaneza
Au travers de ces histoires cohabitent en effet différentes temporalités, comme le déclare au milieu du spectacle la danseuse de flamenco Yinka Esi Graves : « We are the people of the future ». De ces récits anciens et lointains, qui font écho à l’actualité en même temps qu’à l’avenir, Dorothée Munyaneza crée un moment éminemment présent, un moment de partage : « Souvent, je parle de résilience, car c’est quelque chose qui m’habite, mais j’ai aussi envie de dire que c’est l’amour, la joie qui nous unit. Et peut-être d’autant plus depuis la crise que nous traversons aujourd’hui, je suis convaincue que la joie est un outil redoutable face à l’Histoire. »
À la suite de Mailles, Dorothée Munyaneza présentera le 19 juillet au Centre Pompidou, en collaboration avec le Festival d’Automne et dans le cadre de la saison Africa2020 (reportée en 2021, ndlr), une carte blanche sur laquelle elle reste encore assez discrète : « En invitant ces cinq artistes du continent africain ou de la diaspora africaine d’un peu partout en Europe, je voulais continuer mon exploration de ce maillage, en créant un espace de rencontre des corps, des styles artistiques, mais aussi des genres – en convoquant des artistes et corps masculins – et des générations. La jeunesse actuelle est redoutable, inspirante ! »
Souvent, je parle de résilience, car c’est quelque chose qui m’habite, mais j’ai aussi envie de dire que c’est l'amour, la joie qui nous unit. (...) Je suis convaincue que la joie est un outil redoutable face à l’Histoire.
Dorothée Munyaneza
Après Nantes, Saint-Étienne, Lausanne, et son passage au Centre Pompidou, le spectacle Mailles voyagera jusqu’à Berlin, Zurich… ce qui réjouit la chorégraphe, frustrée néanmoins par les restrictions liées à la crise sanitaire : « J’ai envie de savoir comment les personnes ont vibré, mais je ne devrais même pas m’en préoccuper ! On essaime, on déborde, et parfois ça prend, même si les gens s’en vont tout de suite à la fin du spectacle. Une fois que l’œuvre a été offerte, ce qui advient ensuite, ça ne m’appartient plus. On ne crée pas des pièces pour les stocker, on les crée pour les partager, pour que les personnes qui vivent ce moment avec nous ne soient pas tant changées – je n’ai pas cette prétention – mais qu’elles soient en quelque sorte “déplacées”, intimement, intérieurement. » ◼
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Portrait de Dorothée Munyaneza
Photo © Richard Schroeder