Sans titre

Après avoir abordé les thèmes traditionnels de la peinture (l’atelier, la bibliothèque, la nature morte), Barceló, qui connaît un succès rapide depuis la Documenta 7 de Cassel en 1982, éprouve le besoin de faire le vide : en 1988, il effectue son premier voyage au Mali, pays qu’il rejoindra désormais durant les mois d’hiver. Ces séjours africains induisent un développement important de son travail graphique, puisqu’il est exclu de transporter dans le pays dogon des toiles de très grand format et que seuls des papiers peuvent être stockés dans des cantines. Ils entraînent aussitôt un bouleversement décisif : des motifs autres (objets et scènes de la vie quotidienne), l’usage de procédures et de matériaux nouveaux, sur du papier. La révélation est celle de « quelque chose de proche de la peinture, une métaphore de l’humide et du sec ».

Les termites rongeant le papier de ses dessins là où il est libre de pigment ou de fusain, Barceló en dépose volontairement des liasses sur les termitières : sur les feuilles percées de façon aléatoire se mêlent ainsi étroitement accidents de surface (trous, inclusions de corps étrangers) et dessins proprement dits (silhouettes animales et humaines, librement dispersées sur l’espace de la feuille), comme dans les peintures rupestres. Pour Barceló, ces feuilles, pleines de sens, deviennent des allégories de la vie, de la mort et du pouvoir carnivore. À partir de décembre 1992, il systématise le caractère organique de son travail : à l’aquarelle et à la gouache, il ajoute des mixtures rituelles des Dogons, boues de pigments naturels liés à des résines. Le papier, amolli par l’usage de ces « jus », se gondole, se « déforme ». Barceló le travaille encore mouillé, comme dans Sans titre [1994] et dans Double portrait (1995) où, usé, poncé, rogné sur les pierres jusqu’à la déchirure et au trou, il est appliqué encore humide sur des rochers pour en épouser alors le volume, dont il portera l’empreinte. Au recto de Double portrait , côté saillant, émergent deux sortes de « têtes » noires, encore dégoulinantes, et, au verso, côté creux, deux papayes aux couleurs vives, avec leurs graines véritables collées au papier. D’autres éléments complètent les dessins pour en accuser encore le relief : des papiers de toutes sortes (journal, paquet de cigarettes, emballages, tickets) et des matières naturelles (pigment, sable, terre, débris de tabac ou de fibres végétales), qui sont collés, puis arrachés, de sorte que ne subsistent souvent que les parties fortement encollées. Ces « natures mortes » sur papier sont les lieux de métamorphoses infinies d’un magma premier dont le peintre entend s’approprier le secret.

Jacinto Lageira

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008