Nu couché

Le nu est immanent à l’œuvre de Fautrier. Après le réalisme farouche des premiers dessins à la sanguine (1922-1925) – corps massifs, chair voluptueuse – vient la série peinte des Nus noirs , apparitions hiératiques qui irradient dans les ténèbres, auxquelles répondent celles, charbonneuses, des Nus frottés au crayon et au fusain, tel ce Nu couché de 1927. La décennie 1930 est marquée par plusieurs crises (crise artistique, quand la publication de L’Enfer de Dante, pour laquelle Fautrier a réalisé un grand nombre de lithographies, est abandonnée par Gallimard ; crise matérielle, qui l’amène à s’installer en haute montagne entre 1934 et 1939). Le dessin du nu revient pourtant, silhouette indistincte à la pierre noire, ou volute aquarellée. Mais c’est entre 1940 et 1946 qu’il triomphe – parallèlement à la peinture des célèbres Otages . S’écoule alors un flot intarissable de contorsions, déploiements, vagues féminines qui échouent, innombrables, sur le lit du papier. Au cœur de ce déferlement, les cycles de dessins et de gravures exécutés pour l’éditeur Auguste Blaizot, accompagnant l’écriture de Robert Ganzo ( Lespugue ), de Georges Bataille ( Madame Edwarda , L’Alleluiah ) ou de Paul Eluard ( Animée )…

Toujours, c’est le réel qui motive l’« ardeur », la « rage de l’expression », pour reprendre les mots de Francis Ponge – au-delà de l’apparence informelle du dessin. Fautrier insiste : « Si infime qu’elle soit, si impalpable, cette allusion [au réel], cette parcelle irréductible est comme la clef de l’œuvre. Elle la rend lisible ; elle en éclaire le sens, elle ouvre sa réalité profonde, essentielle, à la sensibilité, qui est l’intelligence véritable » (« À chacun sa réalité », xx e  siècle , nº 9, juin 1957). Livré, dès 1927, en variations infinies, le corps de la femme est progressivement métamorphosé en signe érotique, autour du sexe où la plume s’accélère (bras et jambes, tête disparaissent) ; cependant qu’une ombre de fusain, plus ou moins appuyée, donne le grain de la peau – et, au regard, permet le toucher de la chair.

Pour accompagner l’exposition des « Nus de Fautrier », en 1956, Ponge livre quelques Paroles où est proposée, en écho aux arabesques féminines développées sur le papier, l’image de la fleur : « Disons plutôt la bouleversante floraison nocturne (elle se reproduit tous les soirs) du magnolia féminin. […] Une chair mélangée à ses robes, comme toute pétrie de satin, voilà la substance des fleurs. Chacune à la fois robe et cuisse, sein et corsage aussi bien – qu’on peut tenir entre deux doigts, enfin ! et manier pour telle : approcher, éloigner de sa narine, saisir, disposer, regarder, entrouvrir, délaisser et reprendre – et flétrir au besoin d’une seule ecchymose terrible, dont elle ne se relèvera plus […] » Ces rapides dessins de corps déliés ou lovés, faits d’encre incisive et rehaussés d’un peu de rose ou de gris, forment ainsi le contrepoint des peintures de Fautrier en « haute pâte », enduits épais saturés de pastel ; les esquisses des années 1960, sur buvard, seront plus elliptiques encore, presque entièrement abstraites.

Anne Lemonnier

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008