Barcelona 8, 9.4.04

Par sa première expérience professionnelle d’imprimeur, Sean Scully entretient un rapport privilégié avec le papier. Si la production graphique de ce peintre américain d’origine irlandaise révèle la trame orthogonale fragile sur laquelle se construit tout l’œuvre peint, elle se distingue nettement de son travail sur toile. Ses dessins, adaptés à une échelle réduite, n’ont ni le poids physique, ni la présence massive des peintures qui engagent entièrement le corps. L’intimité du format permet un travail plus concentré sur le geste de la main et les qualités tactiles du support. L’extrême économie de moyens, délibérée, permet à Scully de jouer sur les nuances de grain, la sensualité des effets poudrés et des divers degrés de noir : « Il y a cette poussière sur le papier que je fais pénétrer en frottant » , dit-il. Le dessin vaut en soi, pour sa dimension personnelle et introspective. Loin de servir d’étude préparatoire, l’œuvre sur papier est réalisée a posteriori, pour garder le souvenir d’une peinture existante.

La série de huit dessins au fusain Barcelona 8, 9.4.04 aurait été faite ainsi, d’après Jean Frémon, au retour d’une visite de Scully à la chapelle de Vence de Matisse, où l’artiste aurait été saisi par la force constructive de la seule ligne noire. Mais si la réduction au noir et blanc et la puissance expressive du trait semblent faire référence à Matisse, se manifeste également la dette de Scully envers Mondrian et Rothko. De l’œuvre de ce dernier, Scully retient les rectangles aux contours estompés et le souci de communiquer au spectateur « un désespoir sensuel ». À celle du maître hollandais sont empruntés le motif de la grille orthogonale, le jeu sur l’asymétrie et le rythme, la part symbolique et psychologique du langage abstrait, qui est cruciale chez Scully : « Les horizontales représentent l’horizon éternel, l’endroit où nous voyons les bords de notre propre monde. Les verticales sont dans l’affirmation, de la même façon que nous nous tenons debout. » L’artiste partage aussi avec Mondrian l’intérêt pour le principe de la variation : cette série formée par huit déclinaisons du même motif rappelle leur goût commun pour le jazz.

La sensibilité propre de l’Irlandais s’affirme cependant dans le choix d’un matériau pauvre, d’un trait tremblé et d’un aspect inachevé, signes de l’importance accordée aux imperfections, défauts et erreurs. Refusant en effet une abstraction froide et formaliste, Scully tente de réconcilier la liberté de l’expressionnisme abstrait et la discipline du néoplasticisme. En jouant des sensations et des matières, il offre une œuvre émotionnelle qui parle de l’humain : « Ces relations et ces fractures traversent toute ma peinture. […] On voudrait que les choses concordent, mais elles ne le font pas. Mes tableaux parlent de ces problèmes humains, ces ajustements qui ne se font pas » (entretien avec Michael Peppiatt, 2004).

Ariane Coulondre

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008