Sans titre

Quoique dessinateur avant tout – sa poétique picturale tient, dès le début, et pour une grande part, aux graphismes arachnéens (grattés sur la surface picturale) qui organisent la profondeur de ses visions oniriques, et à la précision des contours, tracés au pinceau le plus fin, des « êtres-objets » qui les peuplent –, Tanguy ne s’adonne réellement à un travail sur papier qu’à partir de sa venue à New York en 1939, et en particulier en 1944-1945. Dès lors, parallèlement à ses peintures-paysages aux figures de plus en plus monumentales, souvent violemment colorées, s’élabore une production distincte, marquée par des recherches entièrement nouvelles : gouaches, encres, aquarelles – ces différents médiums se conjuguant sur la même feuille de la manière la plus subtile, et en multiples variations – répondent à l’injonction de l’« automatisme absolu », encore lancée par Breton en 1942. Elles ouvrent la voie – bien que cette avancée reste non reconnue – à certaines données de l’expressionnisme abstrait, tel qu’il émerge alors avec Gottlieb, Tobey et surtout Gorky, le voisin de Tanguy à Woodbury, Connecticut – non pas à l’automatisme gestuel d’un Pollock ou d’un Kline, mais à celui, mental, d’une vision intériorisée d’explosion immatérielle.

Une alchimie subtile de substances et de formes, parfaitement maîtrisée, et d’une minutie extravagante, y est opérée : des échafaudages improbables d’éléments minéraux – cailloux biomorphiques et ossements scarifiés ou aiguisés comme des couteaux – sont devenus des concrétions tirées d’un tissu fourmillant de micro-éléments aux matières informes, aqueuses, spongieuses. Plus de paysages, mais des espaces quasi abstraits : la surface arachnéenne – comme celle d’une décalcomanie – semble gagner sur le processus de pétrification et de mécanisation des formes. Irisé de lumières et de transparences laiteuses, l’espace, toujours nocturne, que Tanguy investit à cette époque particulièrement noire et dramatique, possède une grande intensité hallucinatoire. Ce sont, pour reprendre les mots de Breton, de la part de ce « peintre des épouvantables élégances aériennes, souterraines et maritimes », « des battements du sismographe qui enregistre les pulsations d’un cœur de plus enfoncé dans la banquise et pris par le froid ». Ces visions de matières pétrifiées, aux configurations variant en nombre infini – plus proches des gouaches de Miró de la série des Constellations que des décalcomanies américaines d’Ernst (série des Microbes ) – sont celles d’un monde en latence totale, à la limite de l’informel.

Agnès de la Beaumelle

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne , sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008