Etude pour Kleine Freuden (Etude pour Petites joies)

Un des grands intérêts du legs de Nina Kandinsky – près de six cents œuvres sur papier de l’artiste russe, gouaches, aquarelles, encres, crayons, carnets, gravures – réside, pour la seule période munichoise (1908-1914), dans les études préparatoires qui, au-delà de leur remarquable qualité graphique, permettent souvent un véritable déchiffrage des grands tableaux abstraits – en particulier ceux de la période 1911-1914, l’une des plus foisonnantes. Toutes ces feuilles de travail, les unes œuvres accomplies, les autres simples notations, dans lesquelles Kandinsky donne toute la mesure de son art et le sens même de son œuvre, constituent le film de sa création artistique : isoler ici quelques rares dessins ne peut en rendre compte, sauf à valeur d’exemples.

Ainsi l’étude, mise au carreau pour la Composition IV (Endicott Barnett, 266), toile majeure du début de 1911, conservée à la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen de Düsseldorf, manifeste la volonté de Kandinsky de dissocier les éléments picturaux aux fins d’abstraction, sans toutefois se détacher complètement de la figuration. Assez proche du tableau final – à l’instar d’une étude similaire, gravure aquarellée conservée à la Lenbachhaus de Munich (Endicott Barnett, 267) –, l’aquarelle laisse encore deviner les motifs iconographiques qui évoquent une bataille – Kandinsky lui avait donné un second titre, Schlacht [Bataille] – dans un paysage de collines : en haut à gauche, deux cavaliers ; au centre, trois cosaques avec leurs lances qui divisent le champ pictural en deux parties ; à droite, se détache, esquissé par trois longues diagonales, un couple enlacé auquel deux figures plus abstraites placées sur les cimes et éclairées par un soleil semblent faire écho. Mais tout, dans ce champ spatial, est déjà pure composition de lignes doubles ou brisées en arcs, et modulation alternée de graphismes appuyés et de couleurs légères. Dans son essai Nachträgliches Definieren [Interprétations postérieures], que Herwarth Walden publiera à la fin de sa monographie sur l’artiste en 1913, Kandinsky met en avant le principe qui régit cette composition : opposition entre masse et ligne, entre zones floues et tracés précis, entre mouvement aigu, pointu (la bataille), et couleurs claires, froides et sucrées.

Des contrastes similaires sont à l’œuvre dans Étude pour Improvisation XXVI (Ramant) (Endicott Barnett, 297), que Kandinsky inscrit ultérieurement dans son inventaire manuscrit d’œuvres sous le titre français Les Avirons en la datant de 1910 : il est pourtant probable que cette aquarelle, qui se réfère clairement à la toile datée de 1912 (Munich, Lenbachhaus), ait été réalisée plutôt entre 1911 et 1912. L’étude affiche de façon beaucoup plus affirmée que la peinture l’opposition entre les larges traits noirs – qui rappellent les diagonales de la Composition IV – et le fond délicat, coloré, en nuages estompés. Même si le motif de trois rameurs dans un paysage y reste encore perceptible, comme celui des arbres bordant la rivière, c’est le rythme ternaire du mouvement qui s’impose à la composition et règle sa construction. Un pas de plus vers l’abstraction est franchi dans la toile finale, où presque toute référence iconographique a disparu : son titre, Improvisation, donné par Kandinsky, indique que ne s’y manifestent plus que des « expressions principalement inconscientes et pour une grande part issues soudainement des processus de caractère intérieur » (Du spirituel dans l’art, 1912).

Le rapport entre figuration et abstraction s’inverse en juin 1913, comme l’atteste Étude pour Petites joies (Endicott Barnett, 343) : l’aquarelle est plus abstraite et surtout plus librement dessinée que la version peinte sur toile (New York, Solomon R. Guggenheim Museum). Dans la constellation de graphismes colorés, épars, rapides, qui envahissent l’espace, se profilent à peine la citadelle sur un sommet et un cavalier qui s’envole, un bateau de rameurs, deux silhouettes allongées. Kandinsky opère une synthèse de tous ces motifs résiduels qui s’imposent à lui comme autant de fragments de mémoire : il se livre là avec jubilation – comme il le dit dans le texte qu’il consacre au tableau (Lenbachhaus, Archives) –, à une orchestration polyphonique d’éléments joyeux, ludiques, qui exercent dans son esprit une résonance profonde.

Angela Lampe

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008